J'entretiens avec Romeo depuis plusieurs années une relation passionnelle, unilatérale et incroyablement féconde. Ce lien construit mon regard, l’éduque, le malmène. À chaque proposition, je me noie sous les interrogations, les interprétations, les spéculations, mais je trouve aujourd’hui une joie toute nouvelle à abdiquer. Ma raison lâche enfin, j’accepte de ne pas comprendre et de me laisser dépasser. Curieuse sensation, comme un retour à l’enfance, un aller simple vers l’inconscient, des images-émotions qui s’incrustent. Me forcer à rendre les armes, voilà le tour de force du maître. Je ne voulais pas publier une énième tentative d’analyse théorique ou un compte rendu de son travail, mais juste un moment de vie aussi banal qu’une conversation de bistrot.
J’entretiens avec Romeo depuis plusieurs années une relation passionnelle, unilatérale et incroyablement féconde. Ce lien construit mon regard, l’éduque, le malmène. À chaque proposition, je me noie sous les interrogations, les interprétations, les spéculations, mais je trouve aujourd’hui une joie toute nouvelle à abdiquer. Ma raison lâche enfin, j’accepte de ne pas comprendre et de me laisser dépasser. Curieuse sensation, comme un retour à l’enfance, un aller simple vers l’inconscient, des images-émotions qui s’incrustent. Me forcer à rendre les armes, voilà le tour de force du maître. Je ne voulais pas publier une énième tentative d’analyse théorique ou un compte rendu de son travail, mais juste un moment de vie aussi banal qu’une conversation de bistrot.
Tout débute par un échange. Pour lier les différents entretiens de cette saison automnale, nous avons pensé un rituel qui commence par le don et finit par l’image. Le Génie du non-lieu – Air, poussière, empreinte, hantise , de Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit. « On commence par un cadeau ! Mais c’est un véritable cadeau… Le non-lieu est un thème que je suis en train de développer… »
Nul n’est prophète…
« J’ai un rapport qui vient de très loin avec le Festival d’automne, c’est un point de référence pour moi, un rendez-vous. Cette ville, Paris, est un énorme laboratoire pour le théâtre. En Italie, il ne se passe rien, si peu… Tout est dans l’institution et tout ce qui est lié à l’institution est mort, c’est en circulation fermée, rien ne s’y passe, aucune tension, aucune prise de risque. Seul Carmelo Bene a su s’en échapper. Après vingt ans de Berlusconi au pouvoir, l’idée même de culture a été détruite. L’art se résume à la pédagogie et à l’histoire de l’art. Le théâtre contemporain est vécu comme fastidieux. Ils ne comprennent pas car ils ne connaissent pas. Le problème, c’est l’ignorance ! Même les lieux du patrimoine sont abandonnés, alors imaginez la place qu’il reste au contemporain… Je crée en Italie car j’ai la chance d’avoir un espace, j’y répète les mouvements, c’est tout.
Ici, à Paris, on peut vivre une confrontation avec le public, c’est une manière de se rendre compte de ce qui se passe avec ce théâtre. C’est un public qui connaît et qui sait penser parce qu’il peut voir énormément de propositions artistiques différentes. Il est très attentif et sensible à mon travail. J’aime l’idée de travailler à Paris. Si on veut changer l’état de l’art, du théâtre, il faut passer par Paris. Je le dis comme un fait, une donnée à prendre en compte. L’alternative, c’est Berlin. Ce n’est pas une pensée élitiste car même en tant que spectateur, si on veut penser l’état de l’art, si on est intéressé par ce langage, c’est à Paris que la partie se joue. »
Et le verbe s’est fait chair, ou comment (et où ?) la pensée s’incarne
« En ce moment, je crée beaucoup. Trop. Il y a des moments comme ça. Je dirai non quand je ne pourrai plus. C’est une question de vie ou de mort. Diriger un lieu ? L’Odéon ? Je vais y penser… Quand je programmais la Biennale de Venise, c’était un effort intellectuel intense car je ne devais pas penser à mon travail… C’est presque impossible… J’en suis sorti à cette période pour entrer dans le travail des autres. J’ai ainsi découvert des choses incroyables et inconnues. Je suis fasciné par les jeunes metteurs en scène qui ont un regard totalement différent du mien, qui travaillent le même thème mais avec une géométrie différente. Grâce à eux, le regard se réinvente. Ce n’est pas le travail sur les objets qui compte, mais comment on regarde ce même objet. Quand je suis devant une œuvre qui m’oblige à changer ma façon de regarder, la relation qui s’instaure est extrêmement puissante. Je suis très curieux de connaître ce monde obscur et souterrain.
Le rôle du programmateur est d’explorer l’inconnu, de laisser sa porte ouverte, de ne pas se soumettre à un style et surtout de ne pas chercher à rassurer le spectateur.
Le rôle du programmateur, c’est de chercher dans le noir des réalités périphériques. Il s’agit ensuite de composer une constellation avec ces propositions, comme une dramaturgie, comme un spectacle, mais avec l’énergie des autres. Dans les festivals, j’aime le concept de parcours, une journée à l’issue de laquelle notre regard a arpenté un chemin de propositions avec des points de vue sur l’image totalement différents et des émotions contraires. La finalité reste toujours de montrer le théâtre en tant que tel, rien au-delà de ça. C’est le côté tautologique du théâtre, entendre différents langages mais se retrouver sans cesse face au mystère. Comme un feu central, oui, bien sûr, comme le buisson ardent de Moïse ! Le rapport au théâtre est toujours primitif, et la fascination du contact avec l’image est une expérience extraordinaire. Mais j’ai dû abandonner mon travail, il n’y avait rien de moi, c’était impossible de montrer mon travail dans ces conditions. Le rôle du programmateur est d’être au service de l’autre. »
Se laisser regarder
« Le théâtre quand il me touche est un plaisir immense, le plus puissant. C’est très rare. C’est une alchimie. C’est le seul langage humain qui puisse doubler la vie. Seul le théâtre est dangereux car le faux suspend la réalité à cause du réel. C’est faux mais c’est réel. Il pénètre au-delà de la protection de la raison… Bien sûr la pensée est présente, mais la force du théâtre est envahissante, il y a toujours un côté intrusif. J’aime l’inconfort de ne pas comprendre. En tant que spectateur, quand je comprends, je suis déçu. La surprise n’est pas quelque chose de curieux, elle fait partie de l’image, être pris et surpris. Une image digne de ce nom est capable de te regarder, elle peut mettre à nu le spectateur, d’où l’inconfort… Mais c’est l’unique dimension possible ! Sinon on est dans le décoratif, le divertissement, l’illustratif, on passe d’une image à l’autre sans aucune urgence. L’art, c’est un réveil. Réveille-toi ! »