Sérgio Godinho, vagabond existentiel

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À 71 ans, après 23 albums, Sérgio Godinho est une légende vivante de la chanson portugaise. Il porte avec lui tout un pan de l’histoire de son pays. Il nous reçoit chez lui, en plein cœur de Lisbonne, près du Bairro Alto.

MD Vous allez donner un concert exceptionnel à l’Espace Cardin le 20 mai. Ce sera une sorte de best of de vos chansons ?

SG Oui, même si je n’ai pas encore fait la sélection définitive. Il y aura une bonne vingtaine de morceaux, avec plusieurs couleurs musicales. D’habitude j’ai mon groupe de cinq musiciens, mais là il s’agit d’une formation spécifique, seulement piano et voix. On a déjà tourné dans des festivals suédois ou encore à un festival littéraire à Macau.

MD Vous ne vous accompagnerez pas à la guitare alors ?

SG Je ne joue presque plus de guitare. D’ailleurs je n’ai jamais vraiment fait de concert guitare-voix. Elle me sert surtout à composer.

MD Vous ne composez pas au piano ?

SG Malheureusement, non ! Je peux jouer un peu, mais c’est l’un de mes regrets de ne pas vraiment avoir appris, car c’est un instrument qui me touche beaucoup émotionnellement. J’ai des souvenirs de mon oncle qui jouait du boogie-woogie, du jazz…

MD Comment en êtes-vous venu à travailler avec Filipe Raposo ?

SG Cela fait un moment que l’on avait des projets ensemble. C’est un pianiste extraordinaire, très éclectique. On a composé « Sobe o Calor », qui a remporté il y a deux mois le prix de la meilleure chanson de film… On a également une invitée sur trois ou quatre morceaux, Capicua, une rappeuse portugaise.

MD On ne s’attend pas à voir une rappeuse avec Sérgio Godinho…

SG À l’époque, certains disaient « Godinho est le précurseur du rap portugais » ! Je suis lié à ça, dans ma façon très rythmique d’aborder la musique, et de lancer le texte. Mais je suis trop attaché à la mélodie, je ne serai jamais un rappeur (rires). Et puis le rap à forte dose, c’est un peu fatigant, non ? En tout cas Capicua est une personne adorable, et elle écrit très bien. Elle vient de Porto, comme moi… Je suis parti de là quand j’avais vingt ans, et même si j’habite Lisbonne depuis quarante ans maintenant, j’ai toujours gardé un attachement pour cette ville. Porto, c’est comme du granit, vous voyez ?

MD Du granit ?

SG C’est une ville dure, mais remplie d’éclats brillants. Avec un humour particulier.

MD Vous êtes nostalgique de cette époque, des années soixante et soixante-dix ?

SG Non, pas du tout.

MD Même musicalement ?

SG J’aime bien le son de mon époque. Mes chansons sont très plastiques, elles sont sans cesse réarrangées au fil des années, même sans vouloir à tout prix « faire moderne ». Et je joue avec des musiciens nettement plus jeunes que moi ! Mais bien sûr, quand j’avais vingt ans, j’aimais beaucoup la musique anglo-saxonne, les Beatles, les Rolling Stones…

MD Pas le fado ?

SG Bien sûr, il y a des chansons magnifiques d’Amalia, qui est la plus grande interprète, mais je n’ai jamais vraiment été un grand amateur de fado. Quand j’étais jeune j’écoutais plutôt de la chanson française, Brassens ou Brel. À seize ans, j’ai acheté le single « Le Moribond » (Sérgio commence à chanter : « Ami, remplis mon verre… »). J’ai vu Brel sur scène à la Patinoire de Genève, il entrait et sortait de scène en courant, il avait l’énergie d’un rockeur.

MD Vous pour qui les mots sont tellement importants, que pensez-vous du Nobel de Bob Dylan ?

SG Je suis très content qu’il ait eu le prix, c’était un choix polémique mais courageux. Une ouverture à d’autres formes de littérature. Et Dylan a énormément compté pour moi, « Blonde on Blonde », « Highway 61 »… J’écoutais tout le temps « Like a Rolling Stone », qui est peut-être sa meilleure chanson.

MD « Blonde on Blonde » est sorti en 1965, c’est le moment où vous avez quitté le Portugal.

SG Oui, à cause du service militaire, j’étais réfractaire. Je ne voulais pas passer des années à faire la guerre au Mozambique ! Alors je suis parti à Genève pendant deux ans étudier la psychologie. J’étais élève de Jean Piaget.

MD C’était comment, d’étudier avec Piaget ?

SG Oh, on le voyait une fois par semaine, il faisait un cours magistral. Mais ça n’était pas pour moi tout ça, alors je suis parti sur la route… J’ai commencé une vie de vagabond existentiel en Europe. J’ai fait beaucoup d’auto-stop ! J’ai été cuisinier sur un bateau. Je suis allé aux Antilles, aussi.

MD Et puis vous avez débarqué à Paris.

SG Je suis arrivé fin 1967, et j’y étais en plein Mai 68. J’étais tous les jours dans la rue ! J’ai dormi plusieurs nuits dans la Sorbonne, on a occupé la Maison des étudiants portugais, qui était proche du régime. Je vivais de petits boulots…

MD Et la musique dans tout ça ? Vous composiez déjà ?

SG Je jouais mais je ne composais pas vraiment, je tâtonnais. Et puis l’année d’après il y a eu des auditions pour « Hair ».

MD La comédie musicale ?

SG Sa version française, oui, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il y avait 7 000 candidats, et j’ai été sélectionné. On faisait plusieurs rôles à la fois, ça m’a donné l’expérience de la scène, ça m’a beaucoup appris. Le spectacle parlait de la guerre du Vietnam, des hippies, d’amour libre…

MD C’était avec Julien Clerc, non ?

SG La première année, oui, et après avec Gérard Lenorman. D’ailleurs, il devient quoi, Gérard ?

MD Fin de carrière difficile…

SG Ah oui… J’ai aussi rencontré beaucoup de musiciens portugais à Paris à ce moment-là, notamment José Mário Branco. J’ai écrit les paroles de quatre morceaux de son premier disque.

MD Et votre premier album à vous ?

SG « Os sobreviventes » est sorti en 1971, sous un label portugais. Mon deuxième album a été enregistré à Paris mais a été publié pendant que je vivais à Amsterdam. Certaines de ses chansons sont toujours très actuelles.

MD Beaucoup sont devenues cultes.

SG Oui… Mais je dois dire que c’est d’abord la scène que j’aime, c’est là que la chanson se fait vraiment. Je n’aime pas trop enregistrer en studio. C’est nécessaire, et on y apprend des choses, mais disons que c’est une joie très différée ! Et puis la communication avec le public est indispensable, c’est le pendant de la solitude créative.

MD Quand vous composez, d’ailleurs, c’est musique ou paroles d’abord ?

SG Le texte après ! La phrase vient se coucher sur une musique existante. Même si parfois les paroles peuvent influencer la musique.

MD Vous avez poussé le travail sur le texte beaucoup plus loin, puisque vous êtes aussi l’auteur de nouvelles, et votre premier roman « Coração Mais Que Perfeito » vient de sortir cette année.

SG Écrire un roman a été une forme de discipline particulière à laquelle je n’étais pas habitué. J’ai écrit presque tous les jours pendant un an et demi. Ce qui m’a poussé, c’est l’envie de savoir ce que devenaient les personnages ! C’est sans doute un cliché littéraire de dire ça, mais je crois qu’ils sont vivants. D’ailleurs mes chansons ont elles aussi très souvent des personnages, parfois réalistes, parfois mythiques…

MD Beaucoup de vos textes sont tout de même politiques, vous avez l’image d’un chanteur engagé…

SG J’ai eu beaucoup de chansons politiques, qui parlaient du Portugal de l’époque, mais pas seulement ! Dramaturgiquement, le sujet qui m’a toujours intéressé c’est la fin de l’amour, et ce qui recommence après. Il y a une de mes chansons les plus célèbres qui s’appelle « O Primeiro Dia », le premier jour du reste de sa vie…

MD Le 25 avril 1974, ça a été un peu le premier jour du reste de la vie du Portugal. Où étiez-vous à ce moment-là ?

SG J’étais à Vancouver. J’ai appris la nouvelle le lendemain par le journal. Mais il n’y avait qu’un entrefilet qui disait que des tanks occupaient le centre de Lisbonne. Au début j’ai pensé que ça pouvait être un coup d’État de l’extrême droite. Et puis j’ai compris ce qui se passait vraiment.

MD Dans les dernières années du régime, vous aviez connu la censure ?

SG Une certaine forme de censure, mais c’était parfois plus pernicieux. Le régime était décadent, en pleine pourriture, et il ne savait pas trop que faire des chanteurs protestataires !

MD Il y a beaucoup de citations de vos chansons qui sont reprises dans le contexte politique d’aujourd’hui.

SG Oui, c’est agréable de voir ça ! On a besoin de retrouver une forme d’engagement, sans doute.

MD Votre concert au Théâtre de la Ville s’inscrit dans un festival européen. Quelle est votre vision de l’Europe aujourd’hui ?

SG L’Europe est toujours une construction précaire. Elle est en crise, et on entend monter des voix populistes… Mais c’est comme avec l’élection de Trump aux États-Unis, ça a été un événement terrible, et en même temps c’est peut-être l’occasion de réveiller les consciences. Et il faut qu’on arrive à trouver des solutions politiques à la question des migrants. Nous, on les accueillerait volontiers au Portugal, mais ils ne veulent pas venir, ils préfèrent aller en Allemagne ! (rires)