Soudain la nuit

Vendredi, 19h. Sur la parvis de la Comédie de Valence, un concert des jeunes musiciens du Conservatoire. Le jour s’en va, et en un rituel musical, nous sommes introduits à la nuit. Peut-être est-ce cela que rend possible, sous le soleil de Midi, un festival comme Ambivalence(s) : faire resurgir, dans les revers d’une lumière sans équivoque, la présence de fantômes.

Et si à l’image des grottes qui parsèment les reliefs escarpés de la Drôme, le lieu théâtral est une demeure privilégiée de la nuit, alors ne nous étonnons pas d’y croiser quelques êtres à moitié effacés, et dont le flou nous hante. Car c’est bien sous le signe de la difficile survivance du passé que se placent les différentes œuvres présentées. Difficile parce que les amarres qui nous y rattachent ne sont jamais loin de se briser. Spectre de l’oubli. Difficile aussi parce que le passé est indissociable de la douleur d’un souvenir qui nous refuse au présent. Spectre de la mémoire.

Ainsi, avec Trap, Jeanne Candel nous mène en la Chapelle des Cordeliers devenue réserve départementale d’œuvres d’art. Des tableaux essentiellement religieux s’y reposent dans la fraîcheur obscure de la pierre protectrice, comme la survivance fantomatique des franciscains qui vivaient en ces lieux. L’espace devient alors théâtre d’apparitions et de projections fantasmatiques. Espérons que l’artiste puisse trouver d’autres lieux secrets et chthoniens pour les peupler de ses rêves. Les fantômes du passé sont tout aussi présents dans le Al Atlal de Norah Krief. Elle y chante sa mère, et avec elle tout ce que charrie la précarité de la mémoire. C’est donc à une forme d’élégie que nous assistons, nous rappelant que l’enfance n’existe que pour ceux qui l’ont perdu. Et si, accompagnée de trois musiciens, la voix de l’artiste évoque la Méditerranée maternelle – sa chaleur et sa lumière – c’est en réalité la nuit du souvenir qui l’enveloppe du voile endeuillé de son chant. La proposition de Richard Brunel tranche de ce point de vue : son Dîner en ville est la seule pièce diurne à laquelle nous avons assisté. Le texte de Christine Angot ici mis en scène s’inscrit dans une tradition littéraire et satirique qui, de Marcel Proust à Thomas Bernhard, fait du dîner le lieu de l’hypocrisie mondaine. Dans les salons lumineux de la préfecture de la Drôme, c’est donc, de toutes les œuvres présentées, celle qui a le moins à voir avec la nuit. Et pourtant, elle y fait irruption à travers le tout à fait fascinant William Nadylam, figure nocturne et saturnienne qui vient jeter une ombre inquiète sur la lumière triomphale et aveuglante de la mondanité. De lumière il est également question dans Saïgon, la dernière création de Caroline Guiela Nguyen, puisque c’est dans le décor phosphorescent d’un restaurant vietnamien que se déploie son récit. La filiation, la mémoire, l’oubli, et pour éclairer la nuit, la lumière des néons, celle-là même dont se drape le passé pour resurgir.

C’est donc une programmation d’une belle cohérence qui nous est présentée et dont la réussite résulte en partie de la création par Richard Brunel d’un collectif artistique de la Comédie de Valence. Véritable coopérative de production, cette structure n’a probablement pas peu contribué, en plus de la mutualisation des moyens financiers, à favoriser les échanges artistiques et les préoccupations communes. Une unité d’esprit, une diversité de voies/voix, ambivalentes, à l’image de la pierre valentinoise qui ne réverbère le soleil que pour mieux préserver, en son intérieur, le dialogue nocturne des vivants et des morts.