La 6e édition du Festival RING organisée par le Théâtre de la Manufacture (CDN Nancy Lorraine) était consacrée au numérique dans les arts de la scène. Y étaient notamment proposées une déambulation techno-théâtrale et dystopique dans la ville (Stage your city de Michel Didym), de la poésie déclamée sur le bitume (Oracles(s) de Didier Manuel) ou encore une installation avec casque de Réalité Virtuelle (Les Falaises de V. de Laurent Bazin). Le reportage en forme d’historiette qui suit relate l’expérience d’un festival plutôt que son détail, les fantasmes plutôt que les faits, les vides déformants du souvenir plutôt que la plénitude linéale du présent. 

Je suis né à Nancy. Et Nancy est morte. Y coule peut-être encore la Meurthe, aux éclats cuivrés de septembre. Plombs errants des vieilles manufactures, ors ternis d’un vieux duc, que sais-je encore de ce qui gît au fond de son lit  ? Car tout ça est maintenant si loin pour moi qui suis à Zigmagora. C’est ici que je vis désormais, arrivé là sans tellement savoir comment. Par un chemin me semble-t-il qui était une voix. J’avais rencontré un type. Il s’est présenté à moi. Son nom m’a interpellé. Deux syllabes vives comme deux flambeaux qui meurent dans la douceur d’une nuit d’avril. Alors je l’ai écouté.

Au début, c’était quelque chose d’un peu étrange, et même d’un peu absurde. Les couleurs saturaient alors même que le monde se ternissait. Et je n’étais plus seul. Enchaîné à d’autres. Et nous étions comme aveuglés. Nous devions marcher ensemble. Toute solitude désormais nous était refusée. Et devant nous, ces Gardiens auxquels nous étions arrimés et qui nous menaient à travers la ville. Et nous marchions sous le regard des habitants, comme un nouvel arrivage d’esclaves en quelque munificente cité d’Orient. Puis, au détour d’une place, un prophète délabré par le savoir est apparu, à moitié nu, le corps stigmatisé par les dieux lointains. Il était là. Il devait être là. Quelque chose comme une loi de l’Histoire. L’imminence d’un malheur invisible. Et la voix oubliée et pourtant là. Un oracle. Comme une mauvaise conscience à venir. Comme la culpabilité encore irrévélée. La chouette aux yeux d’ambre que l’on décapitera. C’était une voix en guerre, plantée là, place de la Gare, place Thiers comme on disait encore parfois, ou comme on ne disait plus, ce nom de toutes les meurtrissures. « Il n’y a aucun refuge, là que toutes les terres sont conquises » clamait le type. Nous le laissâmes là, il fouettait trop, un égout vivant et dégueulant. Nous passâmes la place effervescente et pelousée, nous passâmes la rivière aux ondulations de pierres. Où allions-nous ? Que cherchions-nous ? « Une face lumineuse », me répondit l’un des Gardiens. « Pour vous enseigner la Compassion » ajouta-t-il.

Et cette face, nous l’avons trouvée comme une prémonition et une fanaison. C’était dans cette prison, face à ce prisonnier. Filer ses yeux à un aveugle en échange de sa liberté avait-il décidé. Et nous, nous le regardions avec nos yeux. Et à un moment, nous avons cessé de le regarder. C’est alors avec ses yeux que nous nous regardions. Et nous avons eu honte. Puis une phrase lui a été adressée : « vous avez décidé de perdre la vue pour en faire bénéficier un autre, mais avant, vous avez droit à une dernière image, celle de votre choix ». Cette dernière image, c’était la mer, depuis la plage, au bas des falaises de Varengeville. C’était ça. On était là. A la place de celui qui faisait face à son image finale, qui constituait pour lui-même l’effigie de sa propre mémoire, comme pour imprimer, sur le revers amer de ses paupières, la mer interminable. Prisonniers de cette vision, voilà comment nous avons appris la compassion. Désormais il fallait nous sacrifier pour nous en délivrer. Mais de ça je ne me suis pas senti capable. Jusqu’à aujourd’hui je suis resté enfermé dans ma honte et dans cette ville maudite.