Tout commence comme si Beckett et sa dernière bande avait une fois de plus happé l’espace et déstructuré les mémoires : la belle sobriété du lieu et des éléments scénographiques, tous clairement définis, l’acteur seul en scène, les bandes prêtes à révéler leurs secrets au pied de la table et le sentiment palpable que ce qui va se jouer, hic et nunc, relève de l’Histoire. Joseph Kessel en 1961 chronique le procès de l’ancien dirigeant nazi Adolf Eichmann pour « France Soir ». Depuis Jérusalem, l’auteur livre des textes sensibles d’une puissance littéraire à faire pâlir les journalistes d’aujourd’hui mais dévoile surtout son regard d’une humanité en décalage avec la monstruosité que la justice des hommes doit juger. La langue est fluide, ciselée, pleine d’allant et se prête avec justesse à l’oralité ; les mots de Kessel et la présence d’Ivan Morane parviennent à faire théâtre.

Et si l’indicible nous heurte, si nous pouvons entendre ce que Kessel rapporte, c’est que la proposition scénique ne se laisse jamais encombrer par du pathos, un parti pris ni même un message. Le spectateur garde son libre arbitre ; la mort du coupable est-elle la solution ? Reste-on un homme quand on a exterminé avec application six millions d’êtres humains ? Ivan Morane grâce à tous les sentiments et la colère contenus permet à chacun, à la fois de prendre conscience de ce que le procès met au jour sur la banalité du mal et démontre la puissance du théâtre. Car que faut-il pour laisser poindre l’émotion juste ? L’art de l’acteur réside dans ce presque rien qui vaut tous les artifices. Et si ce spectacle, classique dans la forme, est essentiel, c’est qu’il délivre frontalement une parole qui déplace.

Trop souvent dans nos pérégrinations théâtrales nous interrogeons la nécessité des propositions ; ici, tout est vital. Pour l’acteur et metteur en scène qui clôt ainsi une vie de théâtre en déposant sur scène le plus intime de ses tripes, pour ce texte qui prend une dimension toute contemporaine et résonne – toute mesure gardée – avec le procès des attentats de 2015 qui vient de se terminer à Paris, pour le spectateur qui élargit sa conscience et affine son rapport au monde et aux hommes. Tout se termine par cette injonction, la seule, qui maintient l’espoir malgré tout, « la vie ! ».