(c) Radovan Dranga

Entre arts numériques et théâtre documentaire, l’artiste sud-coréen Jaha Koo, petit protégé du subventionné belge et notamment du centre d’arts Campo, a infiltré les festivals internationaux avec “Hamartia”, une trilogie de spectacles, au fil conducteur autobiographique. En France, le Festival d’automne l’avait mis en lumière en 2020, puis le Printemps des Comédiens et le festival Actoral en 2021.

Cuckoo“, l’une des pièces de la trilogie, un seul en scène impliquant des cuiseurs de riz qui parlent et abordant la crise financière asiatique de 1997, ses origines – notamment occidentales – et son impact sur les populations, a enfin été présenté à Londres dans le cadre du festival LIFT. Si l’Angleterre a eu un temps de retard dans la découverte du travail de l’artiste, on peut dire que le lieu de monstration a été bien senti : le public découvre la pièce au Bridewell Theatre, en plein cœur de la City, centre financier de la Capitale. Une occasion de rencontrer l’artiste qui raconte les origines de sa pratique et ses recherches pour ses prochaines créations.

Quand et comment as-tu commencé à percevoir le théâtre comme l’espace approprié pour tes recherches ? 

C’est une question très importante pour moi, je l’aborde d’ailleurs dans ma pièce “The History of Korean Western Theatre”. J’ai commencé à faire du théâtre dans mon lycée de Séoul. Il y avait le groupe de foot et le groupe de théâtre : j’ai fait du théâtre. Pourquoi ? Je ne sais pas. Cela dit, à l’époque, je produisais déjà de la musique et je m’intéressais aussi à la vidéo. Je produis d’ailleurs encore aujourd’hui la musique et les montages vidéos de mes spectacles comme quoi cela fait partie d’un tout. J’expérimentais donc différents médiums séparément mais les publier ou les montrer séparément ne me paraissait pas satisfaisant. J’ai donc été rapidement attiré par les pratiques pluridisciplinaires et multimédias, qui me permettaient de combiner et de trouver la cohérence que je cherchais dans cette combinaison.

Le multimédia ou la pluridisciplinarité s’est-elle simplement mise en place au fur et à mesure ou bien d’autres artistes avec des propositions similaires vous ont-ils inspiré les solutions à vos problématiques ? 

Je suivais de près le théâtre expérimental et la danse ainsi que la scène de musique électronique, particulièrement l’IVM en collision avec la musique électronique expérimentale. Je trouvais qu’il y avait une forte performativité dans le multimédia. J’ai alors commencé à envisager ma pratique théâtrale avec une seule personne au plateau, en l’occurrence moi-même. J’ai décidé de commencer à me former au théâtre dans les premières années de mes 20 ans. Malheureusement, le milieu du théâtre en Corée est très conservateur et reste ancré dans l’interprétation des auteurs classiques occidentaux. On n’envisage pas le théâtre autrement que du théâtre qu’avec des humains, en troupe, avec une organisation pyramidale hiérarchisée, avec des rôles attribués (metteur en scène, auteur etc.) desquels on ne sort pas. De toute évidence, il y avait un gouffre entre cette idée du théâtre et la manière dont j’envisageais ma propre performativité. Je suivais la création européenne, notamment à travers le Festival Bom dans la lignée esthétique du Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles. Le Seoul Festival a ensuite amené ce genre de productions en Corée. Cela m’a permis d’entrevoir des possibilités et surtout une certaine flexibilité des formes au plateau.

Cela explique t-il ton départ pour l’Europe en 2012 ? 

J’ai d’abord étudié le théâtre sous un angle théorique à l’université nationale coréenne de Séoul. J’ai préféré cela à l’angle pratique où je présentais que j’allais être confronté à des professeurs qui allaient me former à une pratique classique du théâtre qui ne me convenait pas.

En Europe aussi, on retrouve ces formes traditionnelles et structures hiérarchiques que tu sembles décrire. Est-ce que tu y as trouvé les espaces de liberté que tu cherchais ? 

J’ai aménagé à Amsterdam pour mon master. Ils acceptaient des étudiants ayant déjà développé une pratique. Il n’y avait pas de professeurs, mais plutôt des mentors que l’on pouvait choisir en fonction de nos orientations. Pendant deux ans, j’ai ainsi fait des recherches sur une pièce. C’était un travail plus individuel et surtout parfaitement libre.

Si on se prête à l’exercice de définir ta pratique, une des formes qui semble évidente est celle de théâtre documentaire. Comment es-tu venu à explorer ce domaine ? 

Depuis très jeune, en réalité. L’histoire, les questions sociales et politiques sont ce qui m’intéressent fondamentalement. Quand j’ai décidé de faire du théâtre et de l’étudier, je savais déjà que ma pratique aborderait ces thématiques-là. Mais évidemment, à cette époque, je ne savais pas encore comment les approcher. C’est peut-être pour ça d’ailleurs que je n’étais pas satisfait avec la musique et les vidéos en elles-mêmes et que les formes performatives m’ont permis d’inclure ces sujets.

Dans ton spectacle, les cuiseurs de riz sont des personnages à part entière et interagissent. Comme les arts numériques sont-ils intervenus dans tes recherches ?

Je travaille avec des hackers et des techniciens. J’ai développé une sorte de laboratoire technologique. Quand j‘étais étudiant en histoire du théâtre, je pensais déjà à des spectacles sans acteurs humains. La technologie et le multimédia sont mes véritables langages artistiques. Mais à l’époque, je n’avais ni les compétences, ni les moyens financiers, ni le réseau pour l’explorer. C’est pour cela que ça a pris du temps.

Dans ta pièce “The History of Korean Western Theatre”, vous évoquez l’occidentalisation du théâtre coréen. Avez-vous déjà analysé votre propre pratique sous ce prisme ? 

La Corée dans son histoire moderne a été colonisée par le Japon, puis à connu l’occupation américaine, puis une période dictatoriale et enfin la libération et le déferlement d’influence culturelle occidentale, notamment américaine. J’ai grandi dans un milieu cultivé et donc profondément traversé par toutes influences. Et en tant qu’adolescent dans les années 1990, j’étais exposé à une culture très mixte. Je me suis déjà posé cette question et j’ai essayé de distinguer ce qui était coréen ou occidental dans ma pratique et en suis venu à la conclusion qu’il était quasiment impossible de les distinguer. Cependant, avec l’entrée dans les années 2000, les nouvelles générations ont commencé à inventer leur propre culture coréenne, c’est peut-être pourquoi elle a maintenant une grande visibilité. Nous créons la culture coréenne de demain plutôt que de s’inspirer de celle du passé.

Depuis 2014, tu as créé puis tourné ta trilogie “Hamartia”. Je te sais en création, vers où se dirigent maintenant tes recherches ? 

La trilogie “Hamartia” était le premier chapitre de ma carrière artistique. Cela m’a pris sept ans de la penser et, la personne que je suis, Jaha Koo, en faisait partie intégrante comme protagoniste mais aussi sujet des pièces. Elle ne peut être pensée sans Jaha Koo. J’aimais cette idée, mais je veux maintenant mettre plus de distance entre mon travail et moi. Comment repenser mon travail et mon identité culturelle en tant que Coréen ayant quitté son pays il y a plus de dix ans ? Je pense que cette distance peut ouvrir des perspective de réflexions nouvelles. Je suis en cours de production d’une pièce intitulée “Haribo Kimchi”. Il s’agit de nourriture, des questions culturelles autour de l’alimentation, des enjeux d’influences et des diasporas. Je serai au plateau, seul encore, mais je travaille à m’en échapper. Certains robots que j’avais déjà utilisés seront là ainsi que de nouveaux venus. Je veux décidément explorer l’absence d’humain. La première d'”Haribo Kimchi” aura lieu en mai l’année prochaine au Kunstenfestival et devrait tourner en France.