Les cent cinquante ans de l’opéra ou la nouvelle décadence viennoise

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Vienne reste dans nos têtes la ville de Sissi, des valses et de la Sachertorte. Et loin de renier cet héritage d’or, de goûts et de traditions, la capitale autrichienne sait aussi valoriser sur le devant de la scène un visage plus contemporain. Sans verser dans un excès de hype qui aurait pu la transformer en paradis artificiel pour bobos, elle maîtrise avec élégance cet équilibre qui rend tout séjour à arpenter ses artères doux et étonnant.

Calme et volupté pour fêter comme il se doit les cent cinquante ans d’un des opéras les plus mythiques d’Europe. Riche d’une histoire qui se loge aussi bien dans la généalogie prestigieuse des figures qui l’ont dirigé que dans les créations mises en scène par les plus grands et dans la foule des spectateurs qui ne cesse de s’y presser, le Wiener Staatsoper est aussi aujourd’hui le seul opéra à avoir intégré à ses moulures le nec plus ultra de la technologie. Chaque place est dotée d’une tablette tactile, support pour les surtitres, disponibles en six langues. La salle est également équipée de caméras aussi discrètes que précises pour permettre une retransmission et un enregistrement de chaque représentation en plan fixe pour les puristes et montée pour les fans de spectacle. Les habitués, eux, connaissent déjà l’écran géant installé à l’extérieur sur le flanc du bâtiment, qui permet aux badauds, habitants et touristes, dès les beaux jours arrivés, d’assister à la représentation. La musique irrigue la ville et les veines de chacun comme un ciment à fleur de peau, liant en souterrain ce sentiment difficile à définir qui attache fièrement à un territoire. Chaque coin de rue abrite la trace de l’un des compositeurs membres de notre patrimoine universel, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous, comme si, ici, la musique résonnait différemment. Dominique Meyer, ancien directeur du théâtre des Champs-Élysées, à Paris, finit son mandat à l’opéra de Vienne, et c’est en grand qu’il a imaginé les festivités d’anniversaire qui essaimeront dans tout le pays et au-delà des frontières. Le 25 mai 2019, ce sera « La Femme sans ombre », de Richard Strauss, qui prendra corps et voix dans la mise en scène du Français Vincent Huguet et qui marquera le début d’une suite d’événements, urbi et orbi, sur les places et dans les provinces.

Dans l’attente de cette nouvelle création, c’est à une représentation de « La Bohème » mise en scène en 1963 par Franco Zeffirelli que nous avons pu assister. Très cinématographique, cette lecture au plus près du livret, figurative en tout point, ravit les conservateurs et laisse un peu à distance les plus audacieux. Dans un Paris fantasmé, les premier et dernier actes se chantent dans une mansarde, en clair-obscur, et l’apparente sobriété ne fait que surligner la magnificence de l’acte central, où toute l’opulence d’une foule en costumes semble s’être donné rendez-vous sur le plateau. L’illustration et le récit sont rois ; ce n’est pas une vision de l’œuvre de Puccini qui nous est proposée, mais une retranscription efficace et scrupuleuse de cette musique et de ces mots. Il faudra avant de se retirer admirer le rideau de fer signé cette saison Pierre Alechinsky, invitation au voyage en noir et blanc, une plongée horizontale dans les abîmes digne des meilleures compétitions d’Unterwasser-Rugby, contrepoint saisissant aux dorures et fastes environnants.

Rien de plus naturel alors, en sortant de cet antre aux merveilles, de traverser la rue et de se lover dans les velours de l’hôtel Sacher. Selon la couleur du salon, une cuisine traditionnelle ou plus innovante sera servie. Loin du restaurant touristique qu’il semble d’abord être, c’est à une institution qui garde à cœur d’honorer son histoire que l’on s’abandonne avec plaisir, installés dans le moelleux des banquettes. Le luxe baudelairien vient clore la trilogie magique et nous laisse, repus et heureux, savourer les charmes de la nouvelle décadence viennoise.