© Simon Gosselin

A la Colline, Alexandra Badea signe la mise en scène sa dernière pièce, une réflexion sur les répercutions dans nos vies du déclin de l’empire colonial français, l’onde de choc invisible de l’Histoire comme moteur de la tragédie.

Nous suivons le parcours de cinq personnages dans des espaces et des temporalités différentes. Au fil de la narration, leurs destins se recoupent comme autant de rivières qui, après de nombreux méandres, se rejoignent pour gagner l’océan. Ce point de retrouvaille, de « non-retour », c’est le massacre de Thiaroye, une révolte de tirailleurs sénégalais réprimée dans le sang par la gendarmerie et les autorités coloniales. Ces anciens prisonniers de guerre, démobilisés et renvoyés à Dakar avaient manifesté pour réclamer leur solde. La France, le pays pour lequel ils s’étaient battus, les a trahis. Chaque personnage est relié de près ou de loin à cet événement historique atroce : le fils d’une des victimes cherche la trace de son père disparu ; un professeur découvre les carnets de son aïeul qui a participé au massacre ; une journaliste reprend l’enquête d’un collègue décédé… Chaque séquence raconte à sa manière l’impossibilité de se construire et de trouver sa place dans le monde lorsqu’un tabou plombe l’histoire familiale originelle. Les séquences s’entrecroisent, le récit est diffracté comme pour rendre le spectateur plus actif. A nous de pêcher les informations, de recomposer dans les intervalles, mise en abyme du travail d’enquête qui rend la révélation d’autant plus forte et magistrale. Ainsi faisons-nous, nous aussi l’expérience de l’empêchement puis du déblocage que vivent les personnages une fois confrontés la vérité.

À côté cette virtuosité narrative, on regrette simplement parfois la tentation de l’esthétisme tant dans l’image que dans le texte. La vidéo ne crée pas de nouvel enjeu dramatique, elle n’est qu’un bel outil de scénographie, une façon élégante de convoquer le hors-scène, d’illustrer une émotion ou de flirter avec le cinéma. Quant aux dialogues, ils sont toujours plus puissants lorsqu’ils restent liés au développent de l’action, à la reconstitution du puzzle. La véritable tension dramatique réside dans la recherche de la vérité, et non dans la confrontation des points de vue ou dans les considérations sur le monde. On entend alors, non plus le personnage, mais la voix de l’autrice et sa volonté de s’inscrire dans la continuité d’une histoire de la tragédie, en cherchant dans l’époque contemporaine, ces fameux points de non-retour qui font basculer les vies et les peuples. Mais ici, l’horreur a déjà eu lieu et le débat ne peux plus l’empêcher. Il faut donc alors s’affranchir du drame réaliste, créer plus de distance, exactement comme lorsqu’elle se représente sur scène, en écrivaine de la scène, pianotant en direct sur le clavier de son ordinateur des fragments de son texte qui viennent s’inscrire en vidéo dans l’espace, comme un récit omniscient. Cette représentation du processus de narration, cette lecture active est bien plus opérante sur nous que les tergiversations dialoguées. Elle nous permet d’interroger qui écrit l’Histoire et ce qui réside dans les silences. Elle nous invite à chercher ensemble ce que l’on fait une fois que l’on sait : quel pardon, quelle reconstruction… Comme le Groupov, autrefois à propos du Rwanda : le théâtre comme outil de réparation symbolique.