Climax

Ragnar Kjartansson

Palais de Tokyo

Tout commence – ou se termine – avec ce poème de Goethe :

« Seul celui qui connaît la nostalgie, / Sait ce que je souffre ! / Seule et séparée / De toute joie, / Je regarde vers le firmament / Vers le lointain. / Ah ! celui qui m’aime et me connaît / Est au loin. / J’ai le vertige, elles brûlent / Mes entrailles. / Seul celui qui connaît la nostalgie, / Sait ce que je souffre ! »

Mais Ragnar Kjartansson ne l’entend pas exactement de cette oreille et revisite avec assurance et humour cette traduction. En effet, selon l’artiste multicarte islandais qui emprunte un vers du poète pour nommer sa première exposition personnelle en France, c’est « désir » qu’il faut lire en lieu et place de « nostalgie ». Changement de paradigme s’il en est, cet artiste-là travaille aux frontières et encourage le visiteur à franchir les lignes.

Cet ensemble d’œuvres hétéroclites et pourtant cohérentes se révèle être la grande découverte de cette nouvelle saison « La Vie magnifique » du Palais de Tokyo, et un exemple réussi de l’alchimie possible entre art contemporain et art dramatique. Une performance se révèle être une sculpture en mouvement et un ensemble de vidéos étrangement proche de natures mortes ou même de vanités.

Dans ce vaste espace bétonné du sous-sol se noue, au cœur d’une bulle poétique tout en cliché du Paris des années 1950 de Charles Trenet, l’histoire terriblement quotidienne et primordiale de la Rencontre. Pourtant, pas de narration, ni de représentation en cours ou à venir ; la répétition ad libitum annihile le besoin de sens pour ne laisser poindre que l’intensité du moment. « Bonjour », ou la performance de la frustration dans un cadre bourgeois.

Roland Barthes indique dans « Fragments d’un discours amoureux » que la course vers la rencontre semble suivre trois étapes ou trois actes, l’instantané, l’exploration, la suite, et c’est avec la même acuité de sémiologue que l’artiste fait naître et s’en aller sous nos yeux l’instant T. Les préliminaires – l’enchaînement des gestes qui vont amener à croiser l’autre sur son chemin – et le retour vers son aujourd’hui – où tout semble identique mais où rien ne sera comme avant – encadrent à l’infini le précieux moment : repartir pour achever de créer le fantasme ; la rencontre comme pièce manquante du puzzle.

Des acteurs, une scénographie imposante, une dramaturgie, des spectateurs captifs, nous sommes bien au théâtre ! Ainsi de midi à minuit vaquent dans leurs appartements respectifs un homme et une femme qui, parfois, se croisent. Chorégraphie millimétrée mais pas figée où le désir prend tout l’espace dans le petit laps de temps qui sépare le regard enfin échangé et l’unique mot prononcé : ce « bonjour » atteint les sommets. Quelques pas plus loin, montagnes il y a… Il ne vous a pas échappé que le visuel du Festival d’automne cette année tend résolument vers l’hiver, et c’est avec ces panneaux de décors enneigés que Kjartansson invite à une déambulation schizophrène ; à la fois sur scène et en coulisses, au royaume de l’illusion et là où la vraisemblance tombe. Certainement une illustration littérale du couple de concepts fondateurs pour l’artiste : le banal et le sublime.