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Patientant dans les couloirs volontairement décrépits du Battersea Art Centre, institution culturelle du sud de Londres, je lis la feuille de salle en travers : “The Making of Pinocchio”, une interprétation théâtrale transgenre du conte italien de Carlo Collodi. Bon. On voit venir d’ici le nez et ses métaphores phalliques et la lecture revisitée du “Je veux être un vrai petit garçon”. Et on n’est pas sûr d’avoir envie. Et pourtant, j’ai pleuré ces larmes qui ne coulent que devant la beauté.

Avec plateau de tournage rouge et boisé en guise de scénographie, le spectacle a été pensé comme la réalisation en direct d’une version cinématographique de Pinocchio. La notion de fabrication, que l’on trouve dès le titre, est donc centrale et se décline en trois façons : le spectateur assiste conjointement à la fabrication d’un film, d’un petit garçon avec le personnage de Pinocchio et d’un homme, l’un des deux auteurs et interprètes. En effet, le spectacle est né du désir du couple d’artistes lesbiennes écossaises Ivor MacAskill and Rosana Cade de penser et documenter la transition sexuelle de MacAskill. Il tient en cela du théâtre documentaire, tant par la frontalité de la description de l’expérience vécue que par l’interpellation du public sur une des questions de société les plus épineuses de notre époque.

La frontalité avec le sujet n’est pas que textuelle. Dans l’une des scènes les plus courageuses que j’ai été amené à voir au théâtre, Ivor MacAskill, endossant le rôle de Pinocchio – dans la séquence où il s’essaie au théâtre -, se dévêtit complètement et monte sur scène : dédramatisant l’intensité de l’acte par une gesticulation pantomime ridicule et un chapeau pointu, l’artiste offre le spectacle de son corps en transition, un hybride. Plus tout à fait un, pas encore autre. On reste ébahi par le cran de l’artiste. Ce savoir-faire de jonglage entre fiction et réel, cette capacité à provoquer le rire du public avec une scène d’une densité telle, les artistes l’empruntent à la forme du cabaret, à laquelle ils se sont essayés, comme beaucoup d’autres artistes queer au Royaume-Uni et ailleurs. La construction narrative en numéro, permet un tissage complexe entre fiction et réel, élocution directe ou indirecte, gravité et humour et amène une légèreté à un sujet qui ne l’est pas.

Emprunter au conte sa structure et en faire son référentiel permet de basculer les fantasmes autour de la transition du monstrueux au merveilleux. Un écran s’allume, une vidéo est lancée. Une femme nue y interprète d’une voix haut placée la chanson d’ouverture du film de Disney : “Quand on suit sa bonne étoile, la fée bleue secoue son voile et vient accorder ce qu’on a demandé.” On reconnaît Ivor avant sa transition. Au plateau, Ivor toujours, nu lui aussi, sans seins et avec sa barbe, s’avance au micro et chante en duo avec lui-même, de sa voix nouvellement grave. La scène est ahurissante de beauté et luit de cette lumière bleue qui auréole les miracles. On ne finit jamais d’éplucher les analogies et les lectures possibles de ce spectacle qui brille par sa sincérité et son intelligence. Les ficelles, si elles sont nombreuses, permettent à la magie d’opérer.