Mendiants et orgueilleux

« Mais il y a le peuple. Tu oublies le pauvre peuple ! Il ne rit pas, lui !
– Apprends-lui à rire, Taher Effendi. Voilà une noble cause. »
Taher avait plus tard fait la paix avec ce monde risible et détestable. Il n’y voulait rien changer, il le prenait tel quel, avec ses éclopés et ses aveugles. C’était comme un immense besoin d’amour. Il ne croyait plus en la misère du peuple.

Albert Cossery – à qui nous devons ces citations et quelques-unes des plus belles pages de la littérature du xxsiècle – définit dans un entretien son rôle de poète comme un homme qui va au marché, qui regarde partout, qui ne vend rien, qui n’achète rien et qui s’en va en emportant tout. Telle pourrait être aussi la position du spectateur de théâtre : embrasser le monde, ses mendiants et ses orgueilleux, faire de son regard une arme poétique, un réservoir d’histoires et d’émotions, utile en cas de disette. Et puis, aller par les villages, chargé d’images et de phrases, comme le coupable d’un crime gratuit, amusé par son forfait et prêt à rendre au monde ces concentrés de vie dérobés dans les théâtres. Cette 78e édition annoncée comme une année de combat et de mobilisation peut aussi se vivre comme un récit d’émancipation, renouvelant, malgré tout, nos vœux perpétuels dans les mystères, donnant notre voix aux enchanteurs et autres sorcières des plateaux.

« Toute ma vie, j’ai fréquenté des gens qu’ici on appelle des marginaux et qui, pour moi, sont les seuls véritables aristocrates. Le monde est une fausse réalité instaurée par des nantis depuis des milliers de siècles. L’intelligence, une fois qu’on a compris dans quelle imposture on vit, c’est de comprendre que la vie est belle. »