Entretien avec un fantôme

Mika Sperling. 2000, série Je n’ai rien fait de mal. Avec l’aimable autorisation de Mika Sperling.

Comment révéler l’invisible ? C’est le fil directeur de ces Rencontres d’Arles. Mika Sperling s’en saisit au sens propre : sur ses portraits de famille, la silhouette absente du grand-père se promène entre les cadres comme un fantôme.

Découper ou effacer la photo d’un être qu’on a aimé ou haï (les deux ?), on l’a tous fait un jour. La photographe allemande ne se contente pas de déchirer les photos, elle les détoure. D’un coup de ciseau ou de scalpel, une silhouette évidée apparaît, comme les contours d’un mort dessinés à la craie sur la scène du crime. Grand-père, Opa – le personnage central, la figure de l’obsession. S’agit-il d’effacer quelqu’un ou bien de le blesser à mort, en découpant son corps dans le papier ? S’agit-il de l’oublier ou plutôt de mener l’enquête sur lui ?

L’exposition peut se lire comme une investigation du passé familial, de l’intime. Un pfennig, des roses, un mouchoir : les indices s’accumulent sur les lieux fantasmatiquement reconstitués du crime. Les grands formats zooment sur des détails faussement anodins. On se croirait un peu dans le “Blow up” d’Antonioni, lorsque le photographe révèle dans ses agrandissements les indices du crime. En fait, à mieux observer la mise en scène, on se croirait un peu chez De Palma. Car les détails sont truqués. De son propre aveu, Mika Sperling a piégé Opa avec son boîtier : elle a falsifié le présent en lui faisant rejouer une scène du passé. Elle a fabriqué de nouvelles pièces à conviction, dans ce jeu de pistes qu’elle déplie exprès pour nous – nous, ce regard extérieur, juge impartial ou patient spectateur. Mais pour trouver quoi ?

Sur les panneaux de son installation aux airs de cabane, Mika, la petite Marichen, a aussi affiché le verso de plusieurs photos d’enfance, où elle pose avec ses cousines. Un geste hautement symbolique, comme si le recto était insoutenable pour le regard ou indicible. Ou qu’elle nous invitait, spectateurs, à reconstituer l’envers du décor à partir du papier vierge… Au bas de la photo retournée, la légende rédigée par ses soins décrit le contenu invisible de l’image… Mais il n’y a qu’elle pour le savoir. En d’autres termes, dans cette mise en abyme aveugle, la photographe a le génie de rejouer le doute propre au témoignage – telle la victime qui n’a que sa parole pour attester de la vérité.

Dès lors, dans cette enquête, on pourrait croire que les blancs disent tout. Le blanc est cet espace vierge où l’on peut écrire et inventer, les mensonges ou la vérité. Les blancs – le silence – sont aussi la trace indélébile du trauma, d’une vérité trop douloureuse, trop délicate à dire. Pourtant, derrière le mythe, la légende familiale dictée par Opa, il existe un récit alternatif. Mika Sperling vient de l’écrire. Le scénario clé, qui révèle l’invisible : ce qui n’apparaissait pas sur la photographie officielle. La matrice des souvenirs. Il faut se rendre dans l’exposition pour lire ce dialogue, cette ultime joute entre le grand-père muet et la petite-fille. Le document se trouve à côté de la partie qu’elle a reconstituée sur un échiquier imaginaire. Les blancs et les noirs. Le bien et le mal ? Ce serait trop simple. « Tu es devenu ma drogue et je ne sais pas comment terminer cette partie. » C’est bien le paradoxe : Opa, effacé de toutes les photos, est bien présent, il s’est même multiplié dans son cénotaphe de papier, à l’entrée de l’exposition. Le roi des échecs hante les images mentales de sa petite-fille. Qui donc se sent coupable ? Peut-on effacer le souvenir ? En fait, on est moins chez Antonioni ou De Palma que chez Haneke. Chez celles et ceux qui ouvrent subtilement la boîte noire de la mémoire et de Pandore, le négatif des souvenirs.