Antoine Neufmars

Salvatore Calcagno revient avec une création-événement comme une course de relais entre lui, sa génération, et la génération Z, ceux nés après 1995. Par le biais d’une exposition photo et vidéo au Cinéma des Galeries et une expo photo déambulatoire dans le centre de Bruxelles, d’un spectacle et d’événements connexes comme une fête participative et performative, le tout jeune metteur en scène entend ouvrir une fenêtre non virtuelle sur la réalité de la génération Z.

Belle initiative d’un metteur en scène dont la jeunesse est un des attributs et qui, pourtant, a souhaité explorer l’univers d’encore plus jeunes que lui : ceux qui sont nés après 1995 et ce, partout en Europe. Salvatore Calcagno (né, lui, en 1990) a essaimé la Belgique, la France, l’Estonie, la Grèce, la Serbie, l’Espagne, etc. entre 2016 et 2018, accompagné du regard de ses complices Antoine Neufmars et Émilie Flamant. Le trio créatif a consacré de longs moments à cette jeunesse souvent taxée d’enfant pauvre, parce que censée porter sur ses épaules le poids des générations antérieures. Née dans une crise perpétuelle, bien loin des Trente Glorieuses et du modèle édifiant qu’en ont tiré les nostalgiques de la prospérité passée, la génération Z a vu le jour baignée dans un liquide amniotique virtuel, tissé de réseaux sociaux à la trame serrée et dont il est difficile de s’extraire sans s’isoler radicalement. Abonnés aux jeux du paraître d’une vie qui se photographie et se publie en temps réel et où la réalité et sa représentation ne sont séparées que par une fraction de seconde, les membres de la génération Z se montrent avides d’une rencontre humaine en chair et en os.

Pour cette création théâtrale, présentée comme un spectacle documentaire, que je qualifierais plus volontiers de spectacle-témoin, Salvatore Calcagno a réuni les élèves d’une classe de 7e année de l’enseignement professionnel bruxellois, six jeunes acteurs et Sophia Leboutte, actrice qui joue leur professeur.
L’astuce attentive de Salvatore Calcagno l’a poussé à dépasser la forme stricte d’interviews – il est annoncé dès le début dans un film d’introduction entre fiction et réalité – que les jeunes et les acteurs porteront parfois leur propre parole et parfois la parole d’autres jeunes européens interviewés par ses soins – en proposant en deuxième partie de spectacle une rencontre contemporaine entre la formation d’un groupe qui s’est découvert et le public du soir même. Sous nos yeux se nouent et se dénouent les relations entre ces jeunes personnes venues d’horizons éloignés et leurs diverses aspirations, par exemple la question cruciale de savoir s’ils veulent partir ou rester, posée en toute simplicité par le metteur en scène présent chaque soir. Porté par une bande-son pulsante, bigarrée et kitsch et rythmé par des moments de playbacks jubilatoires, le spectacle donne à voir le polymorphisme et l’éclectisme de cette génération aux références multiples, peut-être égarée par le flux informatif éclaté, mais qui cherche à tout prix à sortir la tête de l’eau trouble du monde. La confrontation au plateau entre des non-acteurs et des acteurs aurait pu être très abrupte et désavantager les uns au profit des autres, pourtant la différence est rapidement surmontée par une volonté commune et franche d’être là, réellement et sans ambages. Voir des gens dans un vrai travail de présence, particulièrement les “non-acteurs” qui se lèvent, mènent la phrase jusqu’au bout et portent le sens sans chercher à faire montre de leurs capacités oratoires, a mis K.-O. toute potentialité de jugement qui sourdrait dans le public, conquis.

“GEN Z” nous plonge dans l’instant présent de la représentation immédiate, pas dans son fantasme et dans l’image rêvée et esthétisante de la représentation théâtrale à laquelle nous voudrions tous participer dans nos rêves narcissiques. Car, habitué à une esthétique personnelle très présente au plateau, Calcagno aurait pu se perdre dans une longue méditation sur la beauté de la jeunesse, qui aurait, par ailleurs, pu être très séduisante. Mais les regards posés sur cette génération permettent d’en dégager la poétique, en tentant de répondre à des questions essentielles d’articulation du monde, loin des analyses commerciales et sociologiques qui définissent le statut consommateur des membres de la Gen Z – enfants de la publicité, sans pour autant nier la superficialité et le culte de l’image dans lequel ces jeunes avancent – ou tournent en rond. La génération Z circule et évolue rapidement, à la vitesse de l’information instantanée et de la messagerie en ligne. Elle est habile, et elle le sait, à décoder les informations avec célérité. Quand il s’agit de percer la surface pour s’engouffrer en profondeur, on peut redouter qu’elle se heurte à la forme et dédaigne le fond. Pourtant, ces bouts d’interviews de jeunes de toute l’Europe montrent une grande curiosité, une conscience aiguisée du monde environnant et surtout une désillusion bien précoce pour des jeunes à qui l’on rabâche sans cesse qu’ils sont l’avenir, sans leur donner d’outils concrets pour prendre leur vie à bras-le-corps.

Cette génération, tellement portée sur l’apparence, pourrait sembler creuse mais elle est au contraire avide de sens. Le monde dans lequel ils sont nés est désormais plus que jamais morcelé par une absence de dieu qui se fait de plus en plus cruelle, au profit d’icônes médiatiques. La fragmentation ultra rapide des informations rend impossible l’établissement d’une vérité commune, pourtant créée artificiellement par l’idée de l’Europe, par exemple. Les membres de la Gen Z ont compris qu’ils bénéficiaient d’une technologie qui pouvait les relier et les isoler davantage au même moment. C’est pourquoi la nécessité d’une réalité commune se fait sentir et transparaît dans la forme théâtrale de ce spectacle, qui se conçoit vraiment comme un maillon dans l’ensemble des événements voulus par Salvatore Calcagno. Habituellement, les spectacles de Salvatore Calcagno – “La vecchia vacca”, “Le garçon de la piscine” ou “Io sono Rocco” – admettent volontiers leur part d’inspiration personnelle. Cependant, le jeune metteur en scène a ici réussi à mettre de côté son matériau individuel au profit de celui de jeunes gens dont il porte la parole dans un souci de fidélité humaine qui se sait infidèle par moments puisque théâtrale, mise en scène et humaine – donc faillible – par nature. Bel exercice tout en pudeur et amour, à la manière du regard passionné, intrusif, intrigué mais empreint de respect que portait Pasolini sur la jeunesse italienne, notamment dans “Comizi d’amore”, projeté lors du vernissage de l’exposition “GEN Z, searching for beauty” au cinéma des Galeries le 27 février dernier.

Interviewer in situ pour traduire l’énergie singulière de la rencontre, de l’échange. Penser sa vie sans Wikipédia, sans l’option « barre de recherche » mais en croisant questionnements, interrogations, convictions, croyances. Google n’est pas l’arbitre de la vérité. C’est encore nous, en tant que personne ou groupe, qui restons les meilleurs transmetteurs et créateurs d’histoires.” (Salvatore Calcagno)