La bête à douze dos

7 Pleasures

(c) Marc Coudrais

(c) Marc Coudrais

Les spectateurs sont assis face à une scène vide, juste peuplée de quelques signes d’un confort conventionnel. Soudain, les danseurs installés dans le public se lèvent un à un et se déshabillent intégralement. Surprise de se trouver littéralement le nez sur le sexe de son voisin/de sa voisine. On se prend à croire qu’il va falloir en faire autant et se retrouver nu comme un ver – on se demande même si on ne voudrait pas le faire. Après tout, sont-ce bien des danseurs ? Apparemment, ce soir-là, aucun spectateur imprévu n’est venu perturber l’étrange rituel de ce déshabillage en y prenant résolument part. On le regretterait presque. C’est que ce que l’on va voir réveille d’étonnantes images enfouies, active des zones assez troubles de notre conscience – agace aussi parfois un peu.

Il y a beau temps que s’exposer totalement nu sur scène ne produit plus en soi ni choc ni provocation. C’est même, on le sait bien, devenu une habitude lassante de nos scènes contemporaines, souvent dépourvue de toute ambition esthétique ou politique. Et Howard Barker peut ainsi dire avec raison : « Tant de nudité sur la scène, mais qu’est-ce qu’on y dépouille ? Qu’est-ce qui était vêtu ? Vous ne souffrez pas votre corps. Vous ne faites plus l’expérience de votre nudité comme épreuve » (« Ces tristes lieux, pourquoi faut-il que tu y entres ? »). Mais ici, rien de tel. La mise à nu, au contraire, est juste. Même dans les moments les plus brouillons du spectacle, qui semblent pour ainsi dire bloqués dans une improvisation inaboutie (il y en a hélas, surtout dans la seconde moitié, qui piétine un peu malgré quelques belles images sadiennes – celle des six culs tendus pour une fessée rendue perceptible par les seuls soupirs rythmés des protagonistes), le corps n’y triche pas, ne cherche ni à épater le bourgeois ni à le réduire au pur voyeur que chacun porte en soi.

On restera marqué ne serait-ce que par les premières images, où onze des douze danseurs nus, entassés, roulent les uns sur les autres, rampent, glissent d’une seule masse protéiforme, vibrante, malléable, sensible, s’enroulant lentement – comme dans un rêve (érotique ? Oui, mais pas seulement) – sur le canapé, puis la table, pelote amoureuse que rien ne pourrait démêler sinon la montée progressive de la jouissance. Ces danseurs-là, comme ceux de Jan Fabre, dont ils font parfois revenir quelque souvenir plus ou moins volontaire, vont au bout de ce que peut un corps sans fard, offert, jusques et y compris dans la secousse épileptique du plaisir (corps qui tressautent, désarticulés, verges, seins qui claquent, bras et jambes ouverts, tendus dans l’offrande). L’épreuve de la nudité est alors l’épreuve d’un certain au-delà des corps que la pantomime moderne des années 1880-1890 avait déjà exploré quand, au même moment, les travaux de Jean-Martin Charcot sur les hystériques de la Salpêtrière ouvraient la voie aux découvertes freudiennes – le coup de cymbale qu’on entend sur le plateau à l’issue d’une séquence paroxystique rappelle même celui qui faisait tomber en catalepsie les patientes de Régnard ou de Charcot, ou encore celui qui rythme les spectacles hallucinés du mime Tombre dans le roman de Richepin « Braves gens » (1886). Même lorsque les mouvements menacent de redevenir illustratifs et trop lisibles, ce qu’on voit est aux limites du visible ; ce qu’on voit, par-delà la nudité exposée, c’est une sorte d’autre corps (comme on dit l’« autre scène »), un corps intérieur, qui ne veut plus rien signifier (Patrice Pavis, dans son « Dictionnaire du théâtre », parle du « scandale sémiologique » du nu scénique), mais qui nous dit quelque chose de notre humanité la plus intime, la plus troublante, la plus passionnante aussi peut-être.