Eucharistie sauvage

Primera carta de San Pablo a los Corintios Cantata BWV 4, Christ lag in Todesbanden. Oh, Charles !

L’ensauvagement, telle est peut-être la dynamique à l’œuvre. Regardons ce rouge qui inonde la scène.

(c) Samuel Rubio

(c) Samuel Rubio

Un rouge luxueux qui est comme le prolongement de ce monde de volupté projeté au lointain, le monde aristocratique de la Vénus du Titien. Mais l’éclat de ce rouge se ternit grâce à une atténuation de la lumière, vouant progressivement à la nuit la toile si sensuelle. Commence alors une pantomime désarticulée, celle des primitifs, des fous, des malades aux corps suppliciés, jetant une ombre morbide sur ce rouge auparavant si triomphal. Le rouge est devenu sang des pauvres du Christ, sang du Christ lui-même. L’ensauvagement du rouge, une transsubstantiation en quelque sorte.

En jouant constamment avec le symbolisme chrétien le plus éculé, comme avec ce rouge, l’artiste parvient à nous offrir des trouvailles formelles souvent réussies. Cette teinte d’or par exemple, enduite sur le corps d’un acteur pour figurer la divinité du Christ. Ainsi se réapproprie-t-elle, sur le mode du détournement, l’icône byzantine ou l’auréole si prisée par les primitifs italiens. Il y a bien chez l’artiste, derrière un dolorisme parfois irritant, une part de ludisme salvateur.

Ce symbolisme qui singularise sa dernière pièce, qu’en faire ? On ne s’évertuera pas à y chercher la cohérence d’un discours, car l’artiste ne met pas en scène des personnages qui s’affronteraient de manière discursive, avançant, même violemment, des arguments : ce qu’elle donne à voir, c’est bien, au-delà de tout logos, le déchirement interne d’une même conscience. D’où la singularité de cette ironie langagière et plastique qui perce à de nombreuses reprises, et qui n’est pas la mise à distance sarcastique, voltairienne pourrait-on dire, de la croyance religieuse, mais plutôt le rire d’un désespéré au visage ensauvagé.

Au centre de tout, l’amour dont elle n’a jamais autant parlé, au point de l’entendre hurler ces mots à la simplicité trop souvent ridiculisée, ces « je t’aime » dont les échos sans réponse résonnent comme le silence de Dieu. Si, dans la lettre d’amour de Marta à Tomas, l’incroyante reproche au pasteur son « indifférence à l’égard du Christ », c’est que le Dieu de Tomas est un Dieu de quiétude, sans vie et sans souffrance, le Dieu des philosophes, celui contre lequel saint Paul s’insurge en prêtant ces mots au verbe divin : « Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents. » Car pour Liddell, comme pour Marta et Paul, Dieu n’est rien s’il ne s’est pas fait homme pour se manifester au monde, rien sans cet amour qui lui est conféré par la vie, la souffrance et la chair.

À la vue de ce Dieu trop humain, de ce Christ qui est aussi un Grand Amant, on peut se demander si la divinité n’est pas réduite à une simple métaphore de l’amour, à un Dieu entièrement mondanisé. Alors, athéisme ou religiosité ? Autant dire que la question n’a pas de sens, car l’artiste renvoie ces deux positions antithétiques à la même quiétude, au respect de l’ordre mondain pour l’une, de l’ordre divin pour l’autre, à l’obéissance à la Loi pour toutes deux. C’est que Liddell, à l’image de sa pièce, n’est pas l’une ou l’autre de ces positions, elle est l’une et l’autre, leur déchirement et l’inquiétude qui les lie, l’athée et la croyante, comme deux faces de nous-mêmes.