La chute de l’Ange rebelle

Angelus Novus

© DR

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On aurait eu envie d’aimer le dernier spectacle de Sylvain Creuzevault. Incontestablement, c’est un homme de théâtre. Talentueux et prometteur. Mais ici, comme dit le proverbe, à laver la tête d’un ân(g)e, il perd sa lessive.

On sort de là avec le sentiment de n’avoir rien compris. Avant la représentation, le second titre, « AntiFaust », avait laissé circonspect. De l’antimythe, c’est utile dans les armoires. De l’« anti-Faust », qu’en penser ? Alors on se saisit du programme, on lit et relit fébrilement le texte de présentation qu’en a fait l’auteur lui-même. C’est intitulé « Nos démons ». On tombe sur quelques formules provisoirement éclairantes, mais on a surtout l’impression d’un curieux salmigondis. Comme il est dit dans la pièce : « (–) + (–) = boum » ! On se demande ce que Creuzevault a dans la tête, s’il est vraiment sérieux ou bien s’il se livre à la parodie d’une recherche dramaturgique mal digérée.

Malgré ses fulgurances, le spectacle est inintelligible, à l’image de ce texte. Une sorte de mix improbable entre un recyclage de discours des penseurs de la « gauche critique » et des études d’Ernst Robert Curtius, revisitant les grands lieux communs de la littérature occidentale. Baal et Nuit debout, Angela Merkel et Marguerite, Lilith et Anna Politkovskaïa, l’Enfer de Dante et les zadistes, Marisol Touraine et le geste de la figue… Bien entendu, c’est sur le mode de la farce bouffonne à l’aune de ce bouillon de « culture » dans lequel nous marinons tous. Les références et les astuces sont multiples, jusqu’à saturation. Parfois on croit reconnaître un adage inconnu d’Érasme : « L’âne est venu beau et puissant. » Mais c’est après coup qu’on finit par comprendre : « l’âne », c’est « l’ange », il suffit d’une lettre. Puisque à côté de l’inscription paraît une comédienne avec de grandes ailes de papillon. « Angelus Novus », CQFD. Mais qui veut faire l’ange fait la bête…

Pourtant, on a bien ri. La scène opposant Marguerite Martin, qui vient de recevoir le prix Nobel, et son jeune collaborateur, tous deux rivalisant pour prendre le micro, est hilarante. La réactivation des psittacismes contemporains fait mouche et les dialogues sont troussés comme du Feydeau : « Je vous coupe, sans aucun jeu de mots », « Je me rassoirai debout »… Il y a également de belles images : « L’oubli est la logeuse du souvenir », « Rien qu’en te regardant, je te fais un enfant d’âme ». Marguerite Martin rappelle que les taches de vieillesse apparaissant déjà sur les mains du jeune homme se nomment, elles aussi, des « marguerites ». On ne comprend pas très bien certaines formules, comme ces « Don Quichotte donquichottés », mais on y souscrit, tant on voudrait se voir ainsi. Parfois, cela tombe un peu à plat (« Ma sonnette ne fait pas ding dong, elle fait dring »). Mais sans la boue, il n’y aurait pas d’or.

Il faut être juste : même si son esprit s’évapore régulièrement, le spectateur ne s’ennuie pas. Les comédiens sont excellents, il y a beaucoup à découvrir sur le plateau. Car le brouillage générique et citationnel se retrouve dans la scénographie, souvent spectaculaire et foisonnante. On pense parfois à Castellucci, c’est dire. À un moment, on a droit à une sorte d’éloge du gâchis :« Il faut gâcher, c’est important. » D’où vient ce sentiment de trop-plein ? Serait-ce l’effet déceptif lié à la bifurcation de situations identifiables vers des mythes et des ombres insaisissables ? Pourtant, à I/O, on aime souvent ce qu’on ne comprend pas d’emblée. Serait-on phagocyté par le marasme conceptuel dans lequel est plongée la gauche d’aujourd’hui et dont le spectacle serait l’écho ? C’est possible. Mais on a surtout le sentiment que, malgré ce déploiement de moyens créatifs – dispendieux aussi –, le geste artistique ne sert pas avec suffisamment de force un propos qui demeure ténébreux.