Situation room

Carte blanche à Tino Sehgal

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Il faut de l’abnégation et une bonne dose de lâcher-prise pour accepter de passer le rideau perlé. Les performances de Tino Sehgal envahissent les 13 000 m2 du palais de Tokyo pendant deux mois et exigent des visiteurs du travail et de l’investissement. Sommes-nous prêts à nous impliquer personnellement ? Sommes-nous disponibles à la rencontre et à l’écoute d’un récit ?

Car ici, tout se passe en face à face, les yeux dans les yeux, on s’adresse à l’autre, on attend une réponse, on pousse à penser. Le « je », considéré avec attention par tous, est pourtant plus habitué au confort anonyme des fosses d’orchestre et des balcons, et il peut être malmené par cette présence prononcée de chaque instant. La gêne vient de ce paradoxe ; l’ultraconnexion dématérialisée rend difficilement supportables le regard et la parole d’un inconnu réel pourtant douce et sans heurt, Marina Abramovic l’avait déjà éprouvé il y a quelques années. Ces centaines de performers forment tantôt des masses mouvantes qui se déplacent dans l’espace comme des bancs de poissons chantant, tantôt se dissocient et vous accompagnent en vous racontant un moment de leur vie. Ce ne sont pas des conversations, pas de formules de politesse en guise d’introduction, mais une parole directement ancrée dans la pensée, sans ambages ni décor, que votre interlocuteur ait dix ou soixante-dix ans.

Dans ce labyrinthe totalement nu, une salle, au fin fond d’un détour, agit comme une suggestion d’entrée en transe. Dans l’orée d’une ouverture, seul le noir total se laisse deviner. On s’approche et soudain une main venue de trou noir nous y accompagne avant qu’on ait eu à y penser. Sensation de panique, oppression, puis, en réaction primaire de survie, les sens s’aiguisent, l’ouïe et l’odorat irriguent le cerveau d’informations nouvelles. Noir total donc, pourtant il est vite évident que l’espace est grand et qu’on y est assez nombreux. Le son, les vibrations du sol et des cages thoraciques comme seuls guides, c’est une expérience reptilienne, au plus proche de notre être animal, qui utilise les réactions de notre chair pour accéder quelques secondes à un état de pleine conscience. Monde intra-utérin sans repère domestique, juste la sensation de corps dansants et chantants autour de soi. Impossible de bouger de peur de percuter un mouvement, d’entrer en collision avec l’esprit voisin. Peut-être faut-il être pris en otage pour cesser de recevoir en Homo culturus parisianus basique, peut-être faut-il se faire violence pour atteindre une dimension parallèle, abandonner sa carapace de certitudes et d’habitudes pour accueillir simplement les mots d’un autre être humain. Comme les doxas religieuses, Tino Sehgal refuse la représentation de son acte. Les situations ne s’observent pas en spectateurs ou en arpenteurs de galeries mais se vivent en humains.

Le chorégraphe plasticien a l’habitude des grandes monographies dans des maisons imposantes, mais cette carte blanche du palais de Tokyo offre à tous une nouvelle appréhension de ce lieu, totalement vidé de ses œuvres ; seuls les humains survivent encore. Cette ambiance postapocalyptique, presque extraterrestre, qui cohabite avec le label « Festival d’automne » appuie s’il le fallait davantage l’intention de l’artiste. La représentation ne doit pas laisser le spectateur tranquille ; à chaque pas c’est une scène décisive qui se joue entre deux protagonistes. Chacun ressortira avec une version différente de l’acte, devenant alors metteur en scène de l’histoire universelle qui ne laissera de traces que dans les mémoires de ceux qui l’ont subie.