Déshabillant le couple de ses attributs pour faire de ses personnages les chercheurs éthérés d’un « Soi » disparu, la compagnie Vasistas livre une pièce subtile à la violence sourde : celle du choc des temps.
Sur le plateau : un chœur et trois acteurs avec, pour les séparer, un ruban rouge qui semble courir du sol jusqu’au ciel, comme pour mieux affirmer l’impossible vacuité du sang et des larmes versés ici bas. Et puis pour ainsi dire rien d’autre. Rien d’autre que le noir total de la scène pour voir et entendre la blancheur de ces vies épurées qui visent à effleurer l’absolu. Du théâtre alors, mais pas seulement. Toute l’intelligence du procédé tient en la capacité d’Argyro Chioti à faire de cette quête d’absolu l’allégorie de toute l’histoire de l’art multiséculaire qu’il embrasse, et à travers cette dernière à faire de sa pièce l’illustration du chemin de croix parcouru chaque soir par les individualités que nous sommes et qui venons au théâtre chercher cette possibilité de vivre apaisés et conscients.
Attention pour autant à ne pas venir chercher une recette. Spectateur d’une quête, le public devient à son tour chercheur, et dans le noir ontologique des vies qu’il scrute il lui faudra beaucoup de patience et d’empathie s’il veut trouver sur la scène les raisons de sa colère et la source de son apaisement. Une certitude seulement : la sincérité semble être la seule voie possible. « Je serai sincère. Si je ne suis pas sincère ce soir je ne suis pas digne de me présenter devant vous », nous disent tour à tour les protagonistes de l’histoire. Par l’habileté de cette tournure, c’est alors deux états qui s’entremêlent : celui du théâtre qui se cherche, et des hommes qui se perdent, ou inversement. En tout cas, c’est bien l’entrelacement de la lutte du théâtre d’hier, représenté par le chœur, et celui d’aujourd’hui, illustré par la contemporanéité de ce couple, qui se joue. C’est aussi de l’incapacité des arts et des hommes à accepter aujourd’hui ce qu’ils étaient hier en envisageant un demain que nous nous trouvons spectateurs. Ou quand le théâtre et nos vies ne font plus qu’un.
Mais alors, qu’est-ce que cette sincérité que le théâtre et les hommes devraient atteindre, dont nous parle la compagnie Vasistas ? Comme le laisse présager le titre, c’est le dénuement. Ou tout du moins la capacité de chacun à se défaire de son passé et de ses fautes jusqu’à l’excuse. Apology, en anglais. C’est donc la capacité à faire table rase, mais aussi à faire preuve d’éthique. « On ne peut mener une vie bonne dans une vie mauvaise », disait Adorno. Pour cela, il faudra apprendre. Apprendre à se déshabiller jusqu’à la nudité la plus totale. Apprendre à pleurer. Hurler peut-être, jusqu’à prendre le risque d’en mourir. Puis il faudra accepter. Accepter l’inconfort de ces vies instables, voire chercher à le provoquer. C’est tout ce que nous dit Efthymis Filippou quand ses personnages répètent à l’infini cette sublime litanie : « Si nager me procure du plaisir, que je ne plonge plus jamais dans des eaux bleues et claires. Si je dors tranquille la nuit, que mon oreiller soit de pierre et mon drap de fer. » Sur la route de cette sincérité résiliente et respectueuse de tous les temps, c’est donc un homme apaisé et un théâtre salvateur qui devraient pouvoir émerger. C’est en tout cas la route qu’emprunte cette compagnie, et c’est exactement ce qu’elle parvient à faire.