Bacon : la chair crue et criante

Bacon en toutes lettres

Le Centre Pompidou consacre une exposition aux deux dernières décennies de Francis Bacon en présentant une riche production picturale couvrant la période 1971-1992, mise en relation avec les lectures électives du peintre. Eschyle, Nietzsche, Eliot, Leiris, Conrad, Bataille se proposent comme autant de figures inspiratrices et totalement révélatrices du penchant tragique de l’artiste.

Des pans de mur blanc clinique ou jaune crémeux, aucun texte explicatif, tout dans l’accrochage de l’œuvre donnée à voir sans fard se concentre sur la remarquable éloquence de son sujet, en l’occurrence le corps humain, étudié, disloqué, sans concession, par Bacon. Il s’impose dans la monumentalité d’une série de triptyques de très grand format qui fascinent aussi bien dans leur véhémente monstration que dans leur étonnante épure. L’artiste adopte à la fin de sa vie un geste toujours brut et franc, il s’impose aussi une concentration qui renforce plus qu’elle n’affaiblit la bouleversante intensité de son travail.

Les toiles exposées témoignent de son obsession pour la matière extrêmement présente – muscles, peau, ligaments, fesses, sexes sont offerts à la vue – et insaisissable. Exposées dans leur chair crue et nue, les silhouettes estropiées, les têtes tuméfiées se dissolvent et éclatent dans les sols et les fonds de décors elliptiques qui suggèrent, malgré leurs couleurs, l’enfermement et l’oppression. L’homme y est empreint d’une fascinante ambiguïté, d’une hybridité qui révèle sa quasi-animalité, quand il ne cède pas la place à un oiseau cauchemardesque ou à une sorte de lombric à tête de ventouse. Autant de visions aussi effrayantes qu’incandescentes heurtent et étreignent le visiteur.

L’œuvre se place d’emblée sous le signe du tragique, personnel et universel. Premièrement évoqué, le drame intime de la perte de l’amant terrassé par l’ingestion de barbituriques deux jours avant l’importante rétrospective de Bacon au Grand Palais en 1971. Un puissant sentiment de douleur et de culpabilité transpire de ce que la critique anglaise a nommé les « Triptyques noirs » : « In Memory of George Dyer » étonnamment coloré d’un rose flashy en totale opposition avec la tonalité terrible de son sujet, « Triptych May-June » relate sans détour et plus sombrement les circonstances du décès, présentant le corps livide et avachi du suicidé dans l’entrebâillement de porte d’une chambre d’hôtel, sur une cuvette de toilettes ou penché sur un lavabo. Suivent les mythes fondateurs explicitement convoqués dans « Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus », qui s’inspire des Euménides. La récurrence de taches de sang rouge vif sur des carcasses osseuses de viande saillante ou bien sur un bandage ou le bitume témoigne de la curiosité de Bacon pour le crime et l’accident. L’eau qui abondamment s’écoule d’un robinet se présenterait-elle comme l’impossible purgation de mauvaises passions ?

La littérature s’associe à la peinture pour mieux démontrer l’étroit lien qui les unit dans la production baconnienne. En contrepoint aux salles d’exposition se présentent des cabinets d’écoute, d’une ascétique hospitalité. Ces pièces s’offrent comme des sas où se laissent entendre les mots d’auteurs que Bacon ne s’est jamais contenté de simplement illustrer sur ses toiles, s’écartant de toute redondance narrative au profit de réminiscences allusives. Et sous ce prisme nouveau se laisse redécouvrir l’œuvre d’un peintre majeur qui affirmait un goût immodéré pour les lettres.