Grotesque nazi

Davant la jubilació

© Felipe Mena

C’est, certes, un Lupa mineur qui s’est donné à Valence, dont la Comédie sacrait l’exclusivité française après sa création à Barcelone. « Mineur » – épithète hasardeuse, car la succincte déception après le formidable « Procès » n’invalide rien de l’éclat de « Davant la jubilació ».

Dire que Lupa est un habitué de Bernhard serait un euphémisme : en France, c’est la quatrième fois en sept ans que l’on voit le Polonais porter l’Autrichien à la scène. « Davant la jubilació » s’ouvre donc avec un sentiment familier – que ce soit par les motifs lupiens s’entrechoquant à chaque nouvelle production, ou par l’écriture si grinçante de Bernhard, à faire pâlir un Cioran… Qu’on les affectionne, ces artistes atrabilaires qui, paissant dans le champ de la déréliction, infusent quelque sombre lanterne dans notre esprit trop satisfait de lui ! Soit dans cette pièce le morbide rituel de Rudolf, président de tribunal, s’enfermant chez lui chaque 7 octobre pour célébrer avec une vigueur toute mélancolique l’anniversaire de Himmler en compagnie de ses deux sœurs : Vera, suffisamment dévouée à sa cause pour être incestueuse, et Clara, dont l’opposition farouche la force au quasi-mutisme… Qui plus est, sévèrement injuriée lors d’un raid des Alliés (que Rudolf aime à qualifier d’« attaque terroriste »), elle est comme un Tantale que le handicap aurait rescapé : atrophiée et incapable d’approcher sa famille, qui s’envolerait dès lors, elle se contente d’un mépris abyssal pour son frère et sa sœur séchés par le temps… Facture ternaire donc, dans une œuvre qui l’est profondément – éveillant le beau souvenir de « Place des héros » : deux femmes spéculant sur un homme centripète dramatiquement, qui se dévoile dans toute son acrimonie, pour terminer sur un lancinant repas programmatique de sa dégénérescence.

Ledit Rudolf, revêtant son costume d’horreur, frappe le spectateur d’un écho brutal (bien qu’on abhorre souvent ce genre de terminologie) sur le passif des dirigeants… Et le personnage nous assène des paroles bizarrement fortes : « La démocratie est une belle affaire pour ceux qui la commandent », lâche-t-il froidement. Cependant, le ton délétère s’énamoure souvent de grotesque : n’est-ce pas, devant notre regard ébahi, un nazi en costume, se lamentant sur le bon vieux temps des camps ? La plaisanterie est repue d’immondice autant que l’extrême sarcasme prête à sourire. Rudolf est formidablement inoffensif, tout ce qu’il touche se plastifie : les armes avec lesquelles il menace ses sœurs, son cheval en papier… Ils ne sont plus que des signes évidés de tout flambeau. Même son beau costume (trop bien repassé par Vera durant une première partie plutôt laborieuse) ne lui sied aucunement, et un rire vorace nous prendrait lorsque sa sœur l’accoutre d’un large couvre-chef. Ce nazi n’est-il pas un simulacre clownesque ? – dirait-on avant que la même sœur ne feuillette avec une gloutonnerie à peine émue les photos des camps, qui s’affichent en plein écran sur le mur du lointain… Quid de la morale ? Elle a été dissoute par la guerre : Rudolf le répète en se vautrant dans sa bile totalitaire… Les larmes coulent-elles derrière les rires ? Dans « Davant la jubilació », la farceengloutirait presque la tragédie : au sortir du spectacle, l’odeur méphitique de son agonie nous parviendra peut-être – gonflée de terreur.