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Anne Teresa de Keersmaeker voulait déchirer « tout le papier cadeau » formel de la chorégraphie, pour « soustraire et mettre à nu*» le geste. Nul doute que Valérie Dréville, danseuse amatrice dans le nouveau protocole passionnant de Jérôme Bel, serait sa performeuse idéale.

En socquettes de sport, la comédienne gradue maladroitement la lumière. Ses premiers pas commencent par former un grand écart historique. Entre le cours classique, où le corps en cours d’abstraction fait trembler le chassé, et la performance moderne où il se libère radicalement du jugement et de l’effet. Plus rhapsodique, le programme juxtapose ensuite des danses en cours d’apprentissage. Celles que « Jérôme » est en train de lui transmettre. Isadora Duncan ou Pina Bausch n’apparaissent pas, dans le négatif de l’image et de l’hommage, comme des icônes inaccessibles. Nulle reproduction ni quête de perfection ici. Les périphrases tâtonnantes du corps semblent même plus vibrantes que leur modèle. Elles immédiatisent la grammaire gestuelle.

L’extrême finesse dramaturgique de Jérôme Bel réside dans les glissements permanents qu’il suggère entre les arts dramatiques et chorégraphiques. Sans jamais faire discourir la comédienne sur son rapport professionnel à la danse, il révèle à quel point la parole théâtrale elle-même peut rejoindre le mystère du geste, lorsqu’elle fait du langage une ébullition irrésolue. Les ekphrasis chorégraphiques, où Valérie Dréville médiatise verbalement des vidéos YouTube, constituent alors elles-aussi des « danses pour une actrice. » « Que va-t-elle faire ? » se demande la comédienne en observant les « convulsions » et les « spasmes » d’une femme énigmatique qui se « bat contre quelque chose » (regardant le « Sacre du printemps » de Pina Bausch). Cette ouverture inquiétante du corps donne à ces instants narratifs et descriptifs une théâtralité inédite, où la présence spectrale et tragique de Valérie Dréville remet en branle nos plus grands souvenirs chorégraphiques.

Entre les claquettes millimétrées de « Chantons sous la pluie » (moment incroyable du spectacle, où la séquence mythique apparaît pour la première fois dans toute son incongruité) et la marche lente de Claude Régy, il n’y a finalement qu’un pas. Puisque dans les deux situations, le danseur quitte la lumière et « disparaît dans la nuit ». Le corps de Valérie Dréville, qui se place lui-aussi dans une appréhension inquiète du monde, aura été transformé par ce voyage dés-initiatique aux lisières du théâtre et de la danse. Lorsque nous l’observons à la fin du spectacle, effectuant une chorégraphie cette fois très personnelle, nous le reconnaissons à peine. Il semble avoir pris la densité fulgurante du symbole. Tous ces fantômes traversés lui auront rendu sa nudité.

*Nous citons ici sa conférence au collège de France publiée récemment chez Actes Sud. Voir “Incarner une abstraction”, traduction d’Isobel Mackie et Joris Van Leemput, Collection “Le Souffle et l’esprit”, septembre 2020.