(c) Allan Thiebault

Avant toute chose, il faut dire que la création inclassable de Steven Cohen, performer, chorégraphe et plasticien sud-africain, n’a aucun équivalent sur les scènes contemporaines. Un dandy baudelairien (maquillage ultra sophistiqué) aux yeux de papillons apparaît dans une alcôve coulissante dans le boudoir où nous l’attendons. Ses pieds de géant – des chaussures-candélabres surélevées dont les pointes sont des globes terrestres – l’empêchent de marcher.

Girafe et singe empaillés, tapis en peaux de zèbres, lustres et livres anciens, mobiliers suspendus sur des pilotis, le boudoir de Cohen est un cabinet de curiosités intime et singulier. Après la diffusion d’une vidéo, où l’artiste promène son personnage-costume dans un atelier de taxidermie, s’allonge sur la tombe (de sa mère ?) au cimetière juif de Johannesbourg, et déambule dans le camp de concentration de Struthof en Alsace, le spectateur est invité dans le boudoir baroque pour la cérémonie du mage. Sade philosophait dans son boudoir, Cohen y défile comme un mannequin délicat, un roi bizarre et travesti. Vêtu d’une robe blanche (avec quels mots définir la toile d’araignée en fer qui lui fait office de couronne éclairée ?), le performer expose son corps avec la grâce d’un sage doux, illuminé et fragile, en se frayant un chemin au milieu des objets morts du boudoir, et de nos corps de spectateurs, qui se déplacent pour le laisser passer.

Un langage brutal, gauche et élégant

La vie et la mort, l’humain et l’animal, le féminin et le masculin, le sacré et le profane, l’abominable et le sublime, tout se mêle avec l’inquiétante étrangeté d’un rêve dans cette cérémonie « en quête d’un langage brutal, gauche et élégant…  » qui repose avant tout sur l’exposition performée du corps-costume de l’artiste, au milieu de ses objets fétiches, et de quelques signes historiques (un portrait d’Hitler répond dans le boudoir au camp de concentration filmé). Comment rassurer notre besoin de donner un sens à cette cérémonie ? C’est précisément ce qui ne cesse d’échapper à toute entreprise de pouvoir circonscrire ce que nous avons sous les yeux dans une explication qui fascine au milieu des spectacles-discours fabriqués (parfois) pour des productions de papier. Sa famille lithuanienne a fui les persécutions pour trouver refuge au milieu des blancs d’Afrique du Sud, ce sont ces paradoxes que Steven Cohen veut exposer-mettre en jeu dans sa chair. « Je suis juif, mais pas sioniste. Je ne peux pas m’empêcher d’être blanc, mais je peux essayer de ne pas agir en tant que blanc… Je suis queer, car je refuse une identité gay assimilationniste. Pour ce que je suis, j’ai été battu quelques fois, mais je ne me laisse pas abattre. » Les contradictions de l’ensemble de ces signes (objets, sons, costumes, images) finissent par produire une liberté inouïe, notamment ces deux corps, qui se frottent comme la tectonique des plaques, le corps du roi souverain dans son costume extravagant, et la présence douce et fragile (un petit homme mince d’une soixantaine d’années) de l’artiste.

Dans son installation-boudoir, Steven Cohen est intime, exubérant, ultra singulier, nécessaire, politique, cohérent, incompréhensible, provocant, magnifique. Il est surtout le corps d’une foi souveraine et inébranlable dans la puissance de l’art. La souveraineté est l’un des textes les plus fous de Bataille où l’homme est enfin réduit à sa libre et illimitée souveraineté. Faut pas toucher aux artistes, disait Deleuze. Baroque et doux, provocateur et touchant, inclassable et gracieux, faut pas toucher à Cohen, sa souveraineté nous dérange, mais elle est l’offrande qu’il propose au monde.