Théâtre de stratégie

Pièce d’actualité n° 3 81, avenue Victor Hugo

© Willy Vainqueur

© Willy Vainqueur

En avril dernier, le musée de l’Histoire de l’immigration programmait une œuvre au cours de laquelle le spectateur était invité à embarquer dans un camion. Il s’agissait de faire vivre, l’espace d’un instant, l’expérience des migrations clandestines. À l’encontre de cette volonté d’immersion foncièrement problématique, Olivier Coulon-Jablonka, dans un théâtre documentaire d’une grande simplicité, refuse de nourrir l’illusion selon laquelle nous pourrions, spectateurs, vivre cette errance. Contre la logique immersive et sensorielle du « vis ma vie », c’est ici la parole et la frontalité de l’espace théâtral qui sont privilégiées, comme deux manières de maintenir une distance et de rejeter toute forme de fusion ou de confusion entre les acteurs sans-papiers et leur public. D’où aussi la grande littéralité de l’œuvre par rapport au réel, puisque aucun processus de symbolisation n’est ici surimposé : les acteurs sont tous masculins et quasi exclusivement noirs, à l’image probablement des habitants du squat dont ils sont issus. On perçoit donc une réticence à ajouter du symbole – des femmes par exemple –, une méfiance envers tout moyen d’universaliser le propos et de favoriser les processus d’identification. Le public, loin d’être invité à revivre un destin, devient au contraire l’instrument d’une lutte (grâce à la pièce, une partie du squat a été régularisée). C’est ainsi à un usage éminemment stratégique de l’espace scénique que l’on assiste : jouer des contradictions de la bourgeoisie d’État, contradictions entre sa main gauche (nourricière) et sa main droite (répressive). La lutte sociale est aussi un art de la guerre, et le grand révolutionnaire un stratège de talent.