Dans l’unité limitée d’une scène close, les danseurs présentent des rapports infiniment ouverts, relient des gestes sacrés immémoriaux aux déhanchements profanes les plus actuels. La scène devient cette station, cet état passager où l’unité enveloppe un monde.
Pas de grande complexité fonctionnelle, mais un mouvement sans aucune cesse. Des piétinements, des battements de bras, des roulements de tête, des forces expansives de direction et de distribution qui changent le corps des danseurs en grand tambour, en percussion vivante. Näss prend le patrimoine mystique des danses collectives de l’Atlas marocain, festives, guerrières ou rituelles, pour ce qu’il est, un mode immanent de vitalité et d’animation ; transhistorique, transculturel.
Les gestes glissent, hallucinatoires, d’une capoeira à un jeté de poids. Rien n’est sûr. La grâce hellénique d’une olympiade cède à un élancement gnoua, cède à une ronde folklorique ou circassienne. C’est l’ignorance de l’histoire, celle qui agrandit et recule, les rites mystérieux, dans le plus lointain des âges. Le merveilleux les prend tous, lutteurs, amants, ravers, breakdancers, prieurs. Dans leurs gestes on trouve une même demande, une curiosité pour le corps, ses palpitations et ses sueurs. Une même chair, que les tribus religieuses les plus archaïques ont explorée pour en faire sauter les verrous et les bâcles, trouvant dans le corps une paradoxale échappée. Il y a une véritable révolution sensuelle dans ces anciennes chorégraphies collectives. Les cartésiens ont fait de Dieu une question métaphysique, une vue de l’esprit, quand les cultures et les religions primitives l’ont fait habiter le corps, faisant apparaître cet infini comme une éclipse, très précisément dans le dessaisissement de l’esprit, dans le corps ravi.
Näss donne l’envie de connaître l’enivrement du soufi. Les musiques répétitives, douloureuses presque, laissent la frustration de ne pas pouvoir rejoindre les danseurs et tenter avec eux la transe, découvrir le corps comme un espace de délivrance. Danser pour faire silence. Puis les têtes des danseurs disparaissent derrière des tee-shirts : ne voir que ces torses, ces troncs et ces jambes, seuls lieux de la grâce. Même si la place du visage dans la danse serait une question fascinante, il faut voir ces corps s’enlacer, s’allonger en une étrange chaîne noueuse, comme un vieux pied de vigne, des corps comme des paysages qui vous jettent des ponts entre les gens.