© Jean-Louis Fernandez

Il y a indéniablement chez Jean-François Sivadier une acuité intellectuelle qui lui permet, à travers la traduction de Jean-Michel Déprats, de remonter aux sources de l’émotion qui présida à la création de la pièce. Mais cette corde est sensible, et à la faire trop vibrer, on risque de voir l’édifice tragique s’effondrer.

La machine tragique construite par le dramaturge anglais est d’une telle précision qu’il est parfois dangereux de vouloir en modifier les pièces ; on pourrait alors l’enrayer. L’intrigue d’« Othello », derrière son apparente simplicité, met en branle tous les ressorts de la condition humaine prise en étau entre l’impérieux amour, le triste devoir et l’odieuse jalousie. En avançant sur un fil ténu, Shakespeare parvient, en une savante alchimie, à mêler dérision et tragique. Jean-François Sivadier a visiblement et vraisemblablement choisi de pousser la dérision à son paroxysme, entre prise à partie du public, clin d’œil, autodérision et connivence. Le chemin emprunté est assumé avec détermination. Mais il est clair qu’on s’avance trop loin dans la dérision et l’ironie en première partie pour pouvoir laisser place à la tragédie dans un second temps. Iago, par ses inflexions sardoniques et son air faussement innocent et goguenard – que Nicolas Bouchaud tient à merveille, reconnaissons-le – ne cesse d’arracher des sourires tandis qu’Adama Diop répond parfaitement aux exigences du rôle qu’on lui a taillé sur mesure. On rit face aux gesticulations de Roderigo (incarné par le désopilant et énergique Gulliver Hecq) et l’allure dégingandée de Brabantio, auquel Cyril Bothorel prête ses traits, n’est pas sans rappeler les grandes heures des Monty Python. Mais parce qu’on rit volontiers, on ne parvient plus à pleurer sur la tragédie d’Othello et de Desdémone. Et nous nous surprenons à sourire encore une fois, comme Iago, face au cadavre fantomatique de Desdémone ou devant l’effondrement sanglant d’Emilia en avant-scène. Il y a quelque chose qui s’est enrayé dans la belle machine construite par Jean-François Sivadier. Le spectacle, aussi grandiose soit-il, ne peut parvenir à compenser ce que l’ironie, beaucoup plus puissante, a détruit.

Peut-être faut il accepter in fine que l’”Othello” de Sivadier est résolument moderne : rire de tout et de tout le monde sans que personne ne puisse être sauvé ou se sauver. Iago finit, en chemise de nuit tachée de sang, sur une chaise, esseulé et maltraité, un dernier rictus sur le visage. Tous ces morts entassés, s’ils n’ont pas réussi à sauver la tragédie shakespearienne, nous rappellent au moins – et Shakespeare n’aurait pas renié cette leçon – la vanité de la condition humaine.