Expo Ragnar Kjartansson : Ad libitum

Ragnar Kjartansson

(c) Aurélien Mole

(c) Aurélien Mole

Comment les comédiens de cette sculpture mouvante aux allures de mythe de Sisyphe vivent-ils cette expérience ? Héloïse Lesimple et Yoann Piquet nous livrent leurs impressions de l’« intérieur ».

Ils nous apprennent que si la performance est visible de midi à minuit, ce sont deux équipes qui se relaient en une journée : un premier couple de 12 heures à 18 heures, un autre jusqu’à minuit. Plusieurs comédiens formant des duos aléatoires. Remarquez que ça fait tout de même 6 heures de boucles à jouer ! Car la petite scène répétée à l’envi dure 5 minutes (raccourcie par Kjartansson, elle durait presque 10 minutes au départ, nous confie Héloïse). Yoann calcule : la scène est répétée une dizaine de fois par heure, donc 60 fois par journée de représentation ! Pourtant, ils ne semblent pas effrayés lorsqu’ils se rendent compte qu’ils vont jouer la scène plus de 2 000 fois jusqu’au 10 janvier, date de la fin de l’exposition. Héloïse s’amuse : elle grimpera, en cumulant, plus de 2 300 marches. Pour Yoann, il n’y a rien d’extraordinaire, des comédiens jouent parfois aussi souvent, si ce n’est plus, des pièces à succès ! Quand on lui rappelle la forme particulière de cette représentation, quasi muette, il balaie très justement l’argument : « Dans le théâtre contemporain, il existe de tout, même du théâtre sans mot. » C’est plutôt, pour ce jeune comédien, l’aspect performance – tant ici les « limites entre performance et théâtre sont très fines » – qui est originale : la présence de spectateurs qui peuvent partir ou arriver n’importe quand, se permettre de manifester (« Certains nous répondent “au revoir” quand on prononce notre “bonjour” »). « C’est plus difficile de maintenir une tension quand il n’y a qu’un ou deux spectateurs le soir tard », souligne Héloïse.

On est facilement distrait lorsqu’on joue 6 heures la même petite scène, ne prononçant qu’un mot. Pour Yoann, c’est son « corps qui guide vers l’énergie » : le fait même de répéter ces gestes, mouvements, déplacements est un exercice physique. Pour Héloïse, si elle avoue que « parfois l’esprit s’évade », elle parvient à rester concentrée en imprégnant des microvariations à ces boucles répétitives (ce que ne s’autorise pas Yoann) : « Parfois je change ma démarche, je déboutonne davantage ma robe… » Ou au contraire, « pour m’amuser je cherche la perfection du geste d’une boucle à l’autre, ou je cherche le parfait timing, sur tel mot de la chanson par exemple ». Pour les deux comédiens, la « technique aide à tenir ». Car, en réalité, Kjartansson a laissé peu de place à l’improvisation : il a parsemé la scène de repères clés et de moments obligés.

Chacun pourtant reconnaît un peu de « frustration » à l’idée d’inaugurer un récit qui se finit avant même qu’il ait pu se développer. Cela dit, c’est au « moment de l’échange de regard, du “bonjour” » que le jeu de comédien s’opère vraiment. « On passe du mécanique à l’interprétation », confesse Héloïse. Une rencontre qui prend des tournures différentes selon le comédien que chacun retrouve en face de soi. Et parfois même, ils s’échangent des regards, même s’ils doivent respecter la trame précise : récemment, Héloïse a dû faire comprendre par le regard à son partenaire qu’il fallait discrètement prévenir le gardien que la fontaine ne fonctionnait plus, afin qu’ils puissent alerter les techniciens !

Enfin, chaque boucle étant jouée au rythme de « La Mer », de Trenet, on se demande comment ne pas devenir allergique au « Fou chantant » en fin de journée. « Et ça ne fait qu’une semaine », précise Héloïse, pour qui cette chanson évoque heureusement sa jeunesse, lorsqu’elle apprenait à la jouer au piano. Yoann en fait « abstraction », lui, et s’en « sert comme repère temporel pour mes déplacements ».