Effet de rapprochement brechtien

La Résistible ascension d'Arturo Ui

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Les échéances électorales approchent et nous sommes tous conscients des risques d’une percée significative de l’extrême droite. Quelle peut-être le rôle préventif de l’artiste face à la menace fasciste qui plane sur son pays ? Soutenir telle ou telle formation politique ? Non. Dominique Pitoiset a décidé d’agir en metteur en scène et non en donneur de leçon. Il préfère tendre aux spectateurs un miroir poétique plutôt que de donner une consigne de vote. Mais ce n’est pas n’importe quel reflet (et donc réflexion) qu’il brandit sur le plateau de Bonlieu à Annecy. C’est celui-là même que, soixante quinze ans auparavant, Bertolt Brecht a voulu tendre à ses compatriotes et au reste du monde au cours de l’avènement du IIIe Reich, dans une Allemagne terrassée par la crise, la dette et le chômage. A l’époque, Brecht en exil utilise la transposition spatiale pour décrypter la réalité. Arturo Ui, sorte de chaînon manquant entre Adolphe Hitler et Al Capone, sévit à Chicago. Les pays sont des villes ; les industriels, des marchands de choux. Le fameux Verfremdungseffekt fonctionne à plein régime et chacun peut assister à l’essor du totalitarisme en toute connaissance de cause.

Mais pour traiter d’actualité, pourquoi Pitoiset choisit-il de repartir de ces procédés du théâtre épique qu’on dit si poussiéreux ? Peut-être parce qu’ils fonctionnent toujours autant, bien qu’il faille les appréhender différemment. Comme l’héritier se réapproprie la loi du père, le metteur en scène ici prend à rebours les codes de la distanciation. Là où Brecht prenait du recul, Pitoiset recadre frontalement, voire zoome en gros plan sur l’imagerie fasciste, désamorçant ainsi toute métaphore. Daniel Loayza le traducteur redonne aux noms transposés leur origine : Roma redevient Röhm ; Gobbola, Göbbels et Cicero, l’Autriche. On assisterait presque à une reconstitution d’époque si “l’effet d’étrangeté” qu’utilise habilement Pitoiset n’était pas, au contraire de Brecht et de sa distance, celui du rapprochement. Effet de familiarité contre effet d’étrangeté. Le présent s’invite en permanence sur le plateau : dans les costumes-cravates des businessmen, dans les montages vidéo des débordements policiers, dans la musique métal-rock, jusqu’au phrasé de Philippe Torreton qui évoque subtilement celui d’un ancien président colérique. On pourrait reproché au spectacle son manque de doigté. N’empêche, le résultat est efficace et saisissant et le message principal de la pièce n’en est que plus brutal et plus évident : méfions-nous de ceux qui proposent la cure, car ce sont bien eux qui sont à l’origine de tous les maux.