Sur mes yeux et dans nos oreilles

Sur mes yeux

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Devant nos yeux, la robe baie des instruments, la dentelle blanche du piano, dans l’amas sombre de la scène. Les trois musiciens mettent en branle la musique. Après ce prélude, le conteur arrive, regard doux rêveur et bouclettes juvéniles. Il se place face au public et commence alors la « mise en imagination » voulue par le metteur en scène égyptien Hassan El Geretly. Dans une économie de gestes qu’on devine savamment étudiée, Élie Guillou fait confiance au pouvoir évocateur des mots pour dessiner ses personnages, et l’histoire de cette mère et de son fils évoque la ligne claire des bandes dessinées de Marjane Satrapi, non seulement par leur couleur locale mais aussi par cette esthétique de l’épure.

Les copeaux noirs, qui recouvrent la scène, sont autant de cendres symboliques d’un territoire en guerre où nous invite le narrateur, celui kurde de Diyarbakir, à l’est de la Turquie. De ses voyages sur les traces des dengbejs, ces chanteurs kurdes, Élie Guillou, originairement musicien, a tiré « Sur mes yeux », dont le titre traduit la formule de bienvenue kurde qui signifie « Je vous place sur mes propres yeux ». Pour transcrire peut-être sa naïveté – à son arrivée, il est en effet ignorant des ressorts géopolitiques de la région –, l’écrivain et interprète a décidé d’adopter le point de vue d’un jeune garçon, dont l’innocence est confrontée à la tourmente d’un conflit qui le dépasse. Nishwan s’interroge : est-il kurde ? Quand un militaire l’assigne à cette identité, il se réjouit : oui, il est comme les autres, comme ses camarades de classe ! Réjouissante conformité, que sa mère nuance : il est aussi un peu arménien, un peu arabe… témoignant ainsi des embarras identitaires dans la région… L’enfant, en tout cas, voudrait surtout un canari, celui qu’il voit au marché et qui est finalement à l’image de son oncle et de sa communauté, enfermés respectivement en prison et dans une guerre qui s’éternise. Sa mère essaie par tous les moyens de préserver son fils : elle contrôle l’espace domestique, tente de faire taire le brouhaha et les dangers, à l’extérieur, en fermant sa porte. Comme si, dans la cour, sous les arbres, la guerre s’éloignait soudain. Et puis elle lui achète des baskets trop grandes, pour le dissuader d’aller courir en manif’, anecdote documentaire qu’Élie Guillou a instillée dans son récit, pour lui donner des touches tout à la fois savoureuses et réalistes.

Utilisant des syntagmes et des motifs récurrents, propices à la visualisation et à la mémorisation, le conteur construit peu à peu l’univers (la maison, la rue, la cour) restreint de l’enfant et des gens qui l’entourent : la femme de ménage, le soldat turc « qui bave de peur », le jet de pierre sur les chars, le vieux poète qui n’a que les vers du soufi Yunus Emre, cet intellectuel turc du xiiie siècle, à la bouche, la cigarette de l’oncle qui rougeoie dans le noir, et ces fameuses baskets, que tout le monde remarque… Des passages musicaux entrecoupent le récit : chants des dengbejs interprétés par Élie Guillou et respirations musicales syncrétiques, avec piano, violoncelle, guitare, clarinettes et musique électronique, qui commentent l’ensemble. Petit bémol, peut-être : on regrettera l’absence une émotion à fleur de peau, la justesse d’un « là », d’une présence et d’une disponibilité complètes, ce chas de l’aiguille par lequel le comédien essaie de se faufiler pour sonner juste, hic et nunc, dans le chaos des sentiments… Néanmoins, la fraîcheur du narrateur et la générosité du jeu et des musiciens nous emportent, et le spectacle, d’une simplicité bienvenue, nous donne à voir un peu de la vie, dans ces aspects les plus quotidiens et les plus prosaïques, et finalement les plus tendres, de ce peuple meurtri et rendu tout à la fois inconnu et familier.