Le théâtre à l’état nocturne

Les Mille et Une Nuits

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Après sa compilation des nouvelles de Carver la saison dernière, qui avait assagi la fibre métamorphique de son théâtre, Guillaume Vincent retrouve l’élan pléthorique de « Songes et métamorphoses » dans ce spectacle épique (au sens brechtien du terme), féerie parfois grand-guignolesque qui distille comme jamais la cruauté de notre monde (du Moyen-Orient à la Bretagne…) dans la matière enchanteuse du conte. Attiré par « les formes de récit qui échappent aux normes de la morale et de la rationalité », le metteur en scène se livre avec Marion Stoufflet à une réécriture subtile et audacieuse des récits persans. Dans la scène muette inaugurale, le faux sang postdramatique entache les tricotins pailletés imaginés par le scénographe François Gauthier-Lafaye, et à la reconstitution des noces funèbres manigancées par Shahryar se superpose d’entrée de jeu la vision glaçante des mariages en chaîne du business asiatique. En préservant le mystère des génies sans lampe, des lapins crétins terrés dans leur caverne phosphorescente, de ces chiennes noires que trois femmes dorlotent et flagellent, Guillaume Vincent évite les grosses babouches actualisantes. Il fait de ce montage sans cesse renouvelé (de la magie des premières historiettes au drame polyphonique de la seconde partie) un système d’échos et d’anachronismes, une constellation d’images dialectiques, délicieuses pour les jeunes regards, acerbes et mélancoliques pour les plus avertis. Plongée dans un « état nocturne, à la fois merveilleux et désespéré » (comme dirait Maurice Blanchot à propos de l’inspiration artistique), la scène est le relais spectaculaire du pari narratif de Shéhérazade. Cette icône immémorielle d’une résistance de l’art (interprétée ici par Andréa El Azan) permet au théâtre populaire d’être à la noce. Cet art qui, dans ce « mélange d’angoisse et de comique » voulu par Vincent, fait de la magie une politique toute-puissante et dérisoire, à l’image de cette canne d’illusionniste qui, dans la deuxième partie du spectacle, prendra son temps pour se transformer en foulards.