17 fois Isabelle Huppert

Phèdre(s)

(c) Pascal Victor/ArtComArt

(c) Pascal Victor/ArtComArt

Le narrateur de « La Recherche du temps perdu » a découvert le théâtre grâce à la Phèdre envoûtante incarnée par la Berma, double fictif de Sarah Bernhardt, qui joua le rôle de nombreuses fois. Difficile défi pour Warlikowski, grand lecteur de Proust, que d’être à la hauteur de ce choc scénique !

Le résultat ? Un étrange triptyque que ce « Phèdre(s) », dont le fil rouge n’est pas tant le personnage phare de la tragédie antique qu’Isabelle Huppert elle-même. C’est que l’actrice, démultipliée, déploie son énergie claire-obscure dans toutes les dimensions de l’espace-temps : elle lèche son sang, se caresse et caresse, taille une pipe, hurle, gesticule et finit par réciter du Racine, enfin débarrassée de tout cabotinage.

Chéreau, quand il a monté son « Phèdre » en 2003 avec Dominique Blanc dans le rôle-titre, disait que le personnage résume toutes les contradictions du désir, que Phèdre est « un puits sans fond de douleur ». C’est qu’il y a surtout chez elle une ambivalence fondamentale, quasi clinique, entre l’ombre et la lumière, le silence et l’aveu, la pâleur inerte et le feu en mouvement… Warlikowski, dès la séquence introductive et moyen-orientale, montre qu’il a parfaitement compris ces enjeux : le regard du spectateur se divise en deux, entre le devant de la scène en pleine lumière et le fond baigné d’ombre ; entre la danseuse muette à moitié nue et la chanteuse qui délivre sa plainte (belle réminiscence d’Oum Kalthoum).

Cette bipolarité névrotique, Huppert la porte, sans conteste, avec brio. Tourmentée, brûlante, entre douce folie et frustration, elle est l’incarnation évidente du désir tragique, « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente », dixit Racine. Car « Phèdre » est la tragédie de la fatalité divine aussi bien que du déchirement intime. Warlikowski avait demandé à Mouawad un texte, d’après Euripide et Sénèque, qui puisse se confronter à celui de Sarah Kane, et le pari est réussi. La première partie du spectacle est le meilleur morceau, en dépit de mouawadismes agaçants et de quelques séquences vaporeuses.

L’adaptation de « L’Amour de Phèdre » est nettement plus fade et ennuyeuse. Elle applique les poncifs de la scénographie warlikowskienne (cage en verre pour représenter l’amour clos) et peine à faire reluire la dramaturgie de Kane. Quant au troisième volet, intello et ironique, convoquant Hölderlin et Pasolini autour d’un texte de Coetzee, il permet une revisitation tranquille de tout ce qui a précédé, sans les cris et la fureur des personnages écorchés vifs ou à bout de souffle de Mouawad et de Kane. Il éclaire le véritable sens du tragique, celui que saint Augustin aurait pu caractériser par sa formule « Medius homo est inferior angelis, superior pecoribus ».

Mais les saillies comiques de cette ultime séquence sont assez significatives, témoins d’une certaine incohérence globale du projet, qui aurait mérité, plutôt qu’une juxtaposition rugueuse de trois univers, soit un entrelacement – auquel nous avait habitués Warlikowski dans ses précédentes mises en scène, pourquoi l’avoir abandonné ici ? –, soit un resserrement qui aurait densifié l’ensemble. Les comédiens eux-mêmes, multipliant approximations de texte (et prononciation douloureuse chez Andrzej Chyra), sont les témoins impuissants de ce projet bancal.

« Phèdre(s) » est un spectacle aussi fulgurant que dégoisant (exit, chez Warlikowski, le « Phèdre est son silence même » de Barthes) dans lequel la parole noie la parole. Aussi déconcertant à élucider que les entrailles d’un vieux poulet athénien, autocomplaisant dans son abstraction un peu froide déclinée en inutiles concepts affichés en lettres géantes (« Cruauté », « Beauté », etc.), il peine à trouver son équilibre. Mais comme le dit Œnone à Phèdre sous la plume de Mouawad : « Il faut être prophète pour lire entre tes lignes. »