(c) Maxime Robert-Lachaine

La première image de “Genderf*cker”, intensément pénétrante, est un aimant visuel qui nous fait entrer dans la performance comme on tombe sous emprise : avec fascination, entre deux bouffées de malaise, incapable de détourner son regard. Assise sur une chaise au milieu d’un plateau nu, enveloppée dans des couches de cellophane qui lui recouvrent intégralement visage et corps, pieds et poings liés, une vivante momie trône, emmurée par une membrane de plastique, sous l’asphyxie de son propre corps. Translucidité qui enclot, trans-lucidité qui libère : c’est le récit de sa transition, moins celle d’ “homme” à “femme” que d’ “être” à “devenir” – activité intransitive, l’excellence et l’achèvement même de la transformation consistant à ne jamais cesser de se transformer –  que nous livre la magnétique artiste Pascale Drévillon.

Par contagion, la respiration de la salle semble s’être suspendue. L’immobilité engluante laisse progressivement place à un déchiquètement furieux, auquel Pascale Drévillon inocule une urgence compulsive : pas de sons, quelques mots sur le mur, seul le silence des métamorphoses profondes. Faut-il que le corps soit un champ de bataille pour être aussi densément là ? L’engagement physique, l’intensité du regard de Pascale Drévillon sont des forces avalantes, insondables comme des abysses,  à l’image de ses deux billes noires qui, en surface, fixent à la manière des films de Murnau ou Welles – yeux pétrifiés sous sourcils tordus expressionnistes – mais (s’) échappent par le fond, comme des hors-champs qui ne cesseraient de dériver d’eux-mêmes. Paradoxe d’un regard-sans fond inépuisable, imprévisible, versus un corps-surface, objet de maîtrise et de volonté (opérations médicales). “Genderf*cker”, c’est d’abord cette présence ahurissante compactée dans une paire d’yeux – surmontant tantôt une fausse barbe tantôt une bouche rouge fatale – un mouvement brownien encapsulé dans un corps.

A rebours du corps foucaldien (“contre-utopie”, parce que “topie impitoyable” avec lequel on est condamné à vivre), “Genderf*cker” affirme, sans militantisme, à travers la grâce d’une transformation ayant fait rayonner sa protagoniste, que le corps n’est pas un état de fait. Que toute chrysalide – tout être changeant – est une révolte. Pascale Drévillon dessine un autoportrait pointilliste, évolue brutale ou féline, hurlant sa rage avec Marylin Manson ou renaissant à travers la Norma, traverse l’espace du public, se filme au travers des différentes enveloppes physiques de sa transformation, invitant le public à circuler autour d’elle – vision à 360 degrés qui affirme encore un peu plus la volonté de dissoudre les murs, les peaux, les assignations diverses. Les quelques accessoires (vêtements, perruques, maquillages), les portraits photos affichés, les vidéos convoquées constituent les repères identifiables d’un réel sur lequel se reposer, pour échapper à la noyade qu’est l’indétermination de son regard, trappe ouverte sur l’inconnu, trou noir qui joue de son pouvoir.

“Genderf*cker” s’intéresse à qui fait limite -à commencer par les dénominations identitaires- mais il aborde bien plus vastement le rapport de chacun à ses propres empêchements, quelle que soit leur nature, et la violence nécessaire pour les détruire. Les images, simples, centrées sur des éléments précis, en contiennent une infinité d’autres: le fond de l’être affleure dans une scène de maquillage. Lors de la mise en pièce du scaphandre de plastique, celui-ci forme autour de la créature naissante une robe de mariée en lambeaux: autant de débris déchirés qui évoquent moins la bataille que ce qui s’en suit, moins la douleur de l’auto-parturition que le soulagement de naître enfin à soi-même.