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Si on prend des pincettes culturelles, on peut reconnaître à “Constituons !” une double raison d’être : celle d’élaborer, pour et par le Québec, une constitution propre (la province n’ayant pas signé, en 1982, la constitution canadienne, la sienne est de nature coutumière, non écrite) ; celle d’offrir, à la société civile, un espace de confrontation avec elle-même, tant l’obsession irénique des Québécois évacue – à leurs dires – tout débat politique entre les individus, dès lors que l’opposition des points de vue risque d’envenimer celui-ci.

Le projet d’élaborer une constitution pour le Québec, de dégager des principes communs d’existence, de traiter notamment de la question des minorités autochtones, centrale et trop éludée actuellement, semblait donc de nécessité politique et sociale ; et c’est le théâtre, dans la lignée d’un Milo Rau outre-Atlantique, qui prend en charge cette réalité manquante – ce vide juridique. Christian Lapointe, metteur en scène très apprécié, trublion charismatique, a ainsi constitué une équipe de 41 membres de la société civile, s’assurant de leur représentativité optimale de la population québécoise, afin de délibérer sur des propositions concrètes, et à terme, proposer une constitution à présenter à l’Assemblée Nationale (c’est chose faite). Voilà pour le geste initial de ce théâtre documentaire énergique et gonflé.

Passée l’exemplarité de l’intention (immensément louable), évacué l’incontestable sentiment de gratitude vis-à-vis d’un théâtre citoyen – sans quoi on neutraliserait toute évaluation critique de l’oeuvre – le problème de “Constituons !” réside dans des choix dramaturgiques qui ne cessent de tourner autour de l’échange réfléchi de propositions (“Il faut se mettre d’accord, on va évoquer la question de, il faut dégager des principes de vivre-ensemble” – oui mais lesquels, concrètement !), en le différant constamment là où on aimerait entendre une séquence précise d’échange (et non ses prolégomènes), manifestant l’énergie ayant porté le projet sous la forme du débordement bordélique de Christian Lapointe, et au bout du compte, donnant le sentiment que la démocratie consiste moins à s’assurer  que chacun est écouté qu’à ce que tout le monde parle : et tant pis si on ne comprend plus rien de ce qui se dit, tant que ça parle, et que les gens s’expriment.

On sait bien que “Constituons !” ne se méprend pas sur le fond, mais pourquoi de tels choix de mises en scène tels que les éprouvantes et interminables lectures de listes (exhaustives ?) – présentation des 41 protagonistes puis des commentaires de la page Facebook du projet -, tels que l’hystérisation du protagoniste – Christian Lapointe lui-même -, l’esthétique foutraque, la subdivision de l’écran d’un logiciel de montage en une accumulation d’images à trier, de fichiers vidéos à agencer ? On devine la volonté de manifester le brainstorming intense, la matière infinie qu’ont constitué ces heures innombrables d’échanges sûrement passionnants entre les 41 citoyens, mais il en résulte un sentiment superficiel – démenti, il est vrai, par le résultat concret auxquels ces échanges ont donné naissance : une constitution bien réelle, distribuée à la fin du spectacle.

Un moment intéressant subsiste, lorsque Lapointe interroge le public sur des questions citoyennes : très riche, cette séquence donne à entendre la parole, constituée (!), c’est-à-dire complète, réfléchie, structurée (ou pas, mais un tel désarroi en dit long) de spectateurs. Finalement, la plus grande clarté et éloquence du spectacle viennent de la lecture finale de Tocqueville – geste qui n’est pas sans ironie, pour un spectacle qui, pour l’instant, pêche par les excès que le plus libéral des démocrates dénonce, à savoir un aplanissement des différences. Parions que le spectacle, démocratique, gagnera à se modifier des différentes critiques (et éloges, immenses, dans le public), qu’il pourra recevoir.