Charlotte Perriand sur la « Chaise longue basculante, B306 », (1928-1929) – Le Corbusier, P. Jeanneret, C. Perriand, vers 1928 © F.L.C. / ADAGP, Paris 2019 © ADAGP, Paris 2019 © AChP

Les prix sur le marché de l’art des pièces d’ameublement de grands designers contribuent à les définir au tout venant comme objets d’apparat, outil de démonstration de force bourgeoise, affectation et hobby pourquoi pas de la femme au foyer qui cherche à combler le vide intérieur, dans une forme de panique appliquée qui se dissipe confusément dans l’envahissement matériel bien ordonné de son espace. Pourtant le design a une histoire que connaissent bien ceux qui vendent à Miami/Basel les constructions modulaires démontables de Jean Prouvé. Il n’est pas coquetterie, ni remplissage. Il est une des formes majeures de l’engagement politique.

La FLV fait la part belle à ce moment, dès les années 1920, avec et autour de Perriand, où il a été l’instrument d’un projet à l’écoute des aspirations populaires, des souffrances ouvrières et féminines – au temps où l’enfermement et l’insalubrité des villes faisaient réagir. On ne le dira pas assez après Perriand, le design est un « art d’habiter », c’est-à-dire au sens fort, une science de l’homme. L’exposition ne retrace pas seulement l’œuvre de Perriand comme créatrice de meubles ou figure d’avant-garde. Elle démontre comment la conception de l’ameublement domestique était inséparable d’une pensée qui faisait système, de l’architecture, de la ville, de la société et son éthique. Si bien que le « bar sous le toit » de 1927 est une révolution autrement que par l’intégration du cuivre nickelé, de la tôle d’aluminium anodisé ou de l’acier chromé de la glorieuse ère automobile dans un intérieur. Il fait entrer dans les foyers plus qu’un astucieux découpage séquentiel et des matériaux nouveaux, légers et rutilants. Il répond à une compréhension intime de l’homme et de ses désirs.

La révolution reste la même lorsque les pièces iconiques de Perriand quitteront l’outillage industriel pour des formes organiques. Cette faculté à s’imposer une ré-écriture, parce que l’homme change d’aspirations est bluffante. Lorsque Perriand se détourne de la machine pour favoriser l’artisanat – ce n’est pas son style, c’est avec tout un projet de société qui change. L’épuration métallique laisse place au matériau brut local qui minimise son empreinte environnemental. Derrière il y le même dépouillement, le même art de créer du vide, d’organiser dans l’habitat une puissance de réceptivité.

Perriand n’aura jamais de gestes gratuits. Chaque détail est une idée. Sous des dehors excentriques, ses meubles en « formes libres », comme sa table à six pans, n’obéissent qu’à un impératif rationnel d’efficacité, une ergonomie optimale, fruit d’une attention précise aux circulations réelles de l’homme, qui rendent finalement beaucoup moins naturel de tourner de façon circulaire autour d’une table rectangulaire, que de zigzaguer autour d’un hexagone irrégulier. C’est mieux connaître l’homme que de se rappeler qu’il n’a pas de nature raisonnable, d’usages constants, qu’il ondule, qu’il louvoie. Cette table est pensée aussi pour l’art de la conversation, fait jouer les regards entre convives au dessus d’un plateau épais comme une cuisse qu’on voudrait tenir. Elle est un manifeste à elle seule, trahit que celle qui l’a conçue vous pousse à savoir vivre – et être vécu, se laisser traverser par les choses, recevoir, se laisser conduire. Il y a une sensualité du silence dans les intérieurs à peine remplis, que de l’essentiel, de Perriand, qui vous donne envie de vous laisser faire.