© Pauline Le Goff

Prétextant la disparition d’un enfant lors d’une représentation de théâtre, le premier spectacle du Groupe Fantôme, ébréchant croyances et certitudes ancrées en eaux profondes, manie l’art du doute avec une intelligence d’écriture rare. 

L’intrigue de « La Disparition » est bidon — d’ailleurs le trio d’acteurs et metteurs en scène (Clément Aubert, Romain Cottard, Paul Jeanson) le dévoile sans vergogne : évaporé pendant une représentation du « Lac » (le spectacle qui allait pour de bon les sortir de l’émergence), l’enfant n’a à vrai dire jamais existé, la mère était en fait une imposteure sujette à des épisodes psychotiques. Pourquoi le doute subsiste alors chez les acteurs, une fois l’enquête close ? Pourquoi se persuadent-ils qu’on leur cache quelque chose, en s’acharnant sur des indices inconsistants (un regard étrange du commissaire de police, un pull rouge qu’à vrai dire n’importe quel blagueur aurait pu déposer dans le théâtre) ? 

En vérité, le récit s’éloigne subrepticement de l’enfant, le trouble des protagonistes le remplace ; et pour cause : la disparition, qui ébranle dix ans de sacrifices vers le succès, a ouvert une brèche qui dessoude et ronge le trio d’acteurs : le doute est là, pesant, bouleversant. Doute sur la carrière d’abord — à quoi bon continuer après le couperet tombé sur le spectacle ? — mais en réalité, bien plus : l’enfant qui se volatilise révèle l’Ombre, pourrait-on dire, telle que la décrit Jung — cette partie que la conscience ignore, qui, œuvrant en territoires invisibles, se manifeste par des obsessions et fantasmes compulsifs… Le barrage est rompu, ceux-ci se propagent dans la psyché : le père de famille, terrorisé que femme et enfants lui filent entre les doigts, développe des tocs amusants au début (appeler l’école toutes les heures en imitant des voix pour s’assurer que tout va bien), épouvantables ensuite (les enfermer à clé dès qu’il sort)… Idem pour les deux autres dont, à leur manière, les comportements pathologiques éclairent un manque existentiel — sujet primordial, s’il en est un, du spectacle, qui a le luxe d’en explorer pléthore. D’où les quelques séquences interactives : Clément Aubert, rêvant d’un chœur de spectateurs, cherche la voix fantôme qui se superpose à la foule, en écho à la quintina… Et les acteurs de demander carrément au public ce qui leur a manqué dans le spectacle — qui n’est lui-même que le prétexte d’une remise en question autrement plus ontologique. Car l’enfant qui disparaît est le miroir de l’Ombre qui grandit au fond du lac : « l’Enfant n’a pas vraiment d’ombre, mais son ombre devient de plus en plus prononcée au fur et à mesure que son moi devient plus stable et plus grand », écrit Jolande Jacobi, collaboratrice de Jung. L’enfant disparu, prétexte et archétype qui disperse les certitudes, obscurcit nos croyances et rebat les cartes de la raison, n’est autre qu’une allégorie de l’Ombre érodant l’adulte qui l’a remplacé.  

À vrai dire, la théâtralité du bien-nommé Groupe Fantôme ne cesse elle-même de jouer sur ce doute persistant, dès la tirade d’introduction qui postule, en gros, que tout est vrai parce que tout est faux (à moins que ce soit l’inverse) : évoque-t-on une histoire vraie, ou du moins librement adaptée ? À coup sûr, c’est du n’importe quoi ; mais trop tard, l’ombre d’un doute a déjà pénétré le conscient, et le récit fantasmagorique des trois acteurs, qui feignent de parler en leur nom, est trop doux pour que le spectateur ne s’y love pas avec une confiance téméraire. D’ailleurs, les bougies rituellement allumées font de plus en plus penser à une séance de spiritisme, dont l’anecdote d’un spectateur choisi au hasard, coïncidant étrangement avec la fiction-cadre, a l’air d’être le climax. L’impossible devient vrai : d’un coup le pull rouge, invisible au premier regard, est vraiment dans les cintres… L’enfant, très schrödingerien, est à la fois mort et vivant ; pourtant le doute, que le Groupe Fantôme manie en orfèvre, le fait exister dans toute son intérêt archétypal avec une grande acuité dramaturgique.