(c) Natalia Kabanow

Questionnant l’échec des utopies de la beat generation, « Imagine » est un objet scénique complexe et ambigu, à la fois épuré et stylisé, profondément pessimiste mais porteur d’un espoir épiphanique. Dans ce diptyque articulé autour de la figure d’Antonin Artaud, Krystian Lupa signe l’une de ses œuvres les plus saisissantes et les plus expérimentales.

Au seuil de la folie et de la mort, le poète neurasthénique en pantoufles convie neuf icônes pop dans un décor de loft new-yorkais, sur fond de « Venus in Furs » du Velvet Underground dont les paroles font écho à son effondrement physique et psychique : « I am tired, I am weary / I could sleep for a thousand years / A thousand dreams that would awake me / Different colors made of tears » (mais là où ça sent la merde, ça sent l’être, disait Artaud). Fidèle à son théâtre de parole développant un espace dialectique comme étiré dans les replis du temps, diffracté ici par deux caméras projetées sur des écrans surplombant la scène, Lupa place les beatniks face à leur propre gueule de bois : « Pourquoi vous avez tout foutu en l’air ? », leur demande Antonin, conscience lucide et brutale de toute une génération qui revendique son héritage. C’est qu’ils sont pléthores, les artistes pop intellos des années 1960 et 1970 qui ont été, avec plus ou moins de profondeur, lecteurs d’Artaud : Jim Morrison l’a étudié à la fac en 1964, Bowie l’a découvert en 1967 en travaillant avec la troupe de mimes de Lindsay Kemp, Mick Jagger l’a incarné dans un biopic avorté, il fut une inspiration pour Brian Jones, Marianne Faithfull et surtout Patti Smith – l’une des neuf sur scène avec Janis Joplin, Susan Sontag ou Timothy Leary – dont les créations d’aujourd’hui sont toujours infusées de l’œuvre du poète.

Récitant le début du culte « Howl » d’Allen Ginsberg (« I saw the best minds of my generation destroyed by madness »), Artaud visionne un extrait de « Stalker » de Tarkovski : on se laisse guider en draisine jusqu’à la Zone, et rattraper par le défaitisme radical de Zygmunt Bauman – sa vision du triomphe d’un Birkenau aussi global que partiellement inconscient, issu de nos sociétés industrielles – comme lancinant et douloureux constat que le new age aurait gâché sa capacité à changer le monde. La mort de John Lennon en 1980, prétexte dramaturgique pour réunir Artaud et ses convives, coïncide d’ailleurs historiquement avec l’avènement de l’hégémonie capitaliste et l’échec patent des utopies de la contre-culture. Car la chanson « Imagine », bien qu’usée jusqu’à la corde par sa diffusion mondialisée depuis cinq décennies, peut être considérée au premier degré comme un programme politique : imaginer, c’est faire appel à la part manquante du réel, et « le mot renaît grâce au poète ». Lorsque Lennon revient brièvement d’entre les morts dans une fulgurante séquence christique, ce n’est pas seulement à une eucharistie de junkie et à du LSD dans un calice qu’il nous invite : « Prenez mon corps et mangez-le », dit-il, rappel transsubstantiatique de la capacité de l’art à modifier fondamentalement notre rapport à cette fiction qu’est l’existence.

Plateau nu de lande post-apocalyptique et vidéo fusionnée avec le jeu des comédiens, la seconde partie est à la fois le point d’errance et d’advenue de ce qui précède. La voix et les râles de Krystian Lupa, assis derrière un micro en fond de salle, continuent de s’insinuer dans un régime de confusion permanent des entrelacements de réalité, conforté par la succession de noirs et de pleins feux sans explicitation du passage de l’un à l’autre. « Imagine there’s no countries » : l’exhortation lennonienne provoque la colère au présent : « Qu’est-ce que tu fous ?! », crie le metteur en scène au soldat russe posté en Ukraine. La résolution du débat sur l’échec de l’humanisme – mené dans une hypertrophie aphoristique – n’a finalement que peu d’importance : plus vitales sont les séquences non discursives sur l’expérience de la souffrance, sur cette intuition que « dans l’humiliation extrême il n’y a pas de haine contre le bourreau ». La chorégraphie sur une musique de Joplin devient le symbole d’un mouvement qui s’oppose à cette immobilité de la pensée symptomatique de la dépression. Dans une séquence tenant explicitement du collage surréaliste, Artaud la chenille anémiée s’envole dans un vaisseau extraterrestre qui se transforme en papillon. A son retour, son double féminin semble prêt à déminer les pièges du langage, à désapprendre à être humain, à « tout démolir pour que la fête commence ». Pour paraphraser Artaud, Lupa fait un théâtre critique qui dérange les hommes, comme une porte ouverte qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller. Imaginer un monde meilleur est-il encore possible ? En spectateur de Tarkovski, Lupa peut se confronter à l’élégante exigence : « A travers l’art l’homme exprime son espoir. Tout ce qui n’exprime pas cet espoir, ce qui n’a pas de fondement spirituel, n’a aucun rapport avec l’art ».