Gregory Crewdson. Morningside Home for Women, série Eveningside, épreuve pigmentaire, 2021-2022. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

« Eveningside » : le soir, c’est la lisière entre le jour et la nuit. L’exposition de Gregory Crewdson, qui s’ouvre sur la série Fireflies (1996) – des éclats de lucioles capturés dans la campagne – oscille entre les deux. L’obscurité et la lumière, l’intime et le social, le recueillement et l’errance – autant d’éclairs et d’artefacts, qui traversent par intermittence le ciel noir. Comme des signaux à décoder.

La nuit américaine

La trilogie qui suit témoigne de la haute maîtrise de Crewdson. Ses images cinématographiques fonctionnent comme des scènes mystérieuses d’enquête ou de crime, dans une atmosphère inquiétante digne de David Lynch. Dans la forêt, perdus dans des étendues désertes, ou isolés dans des pavillons (Cathedral of the Pines), dans des décors urbains aussi animés que ceux d’un De Chirico (Eclipse of moths, Eveningside), des personnages apparaissent, figés, prostrés, bras ballants. La face cachée de l’Amérique, celle des désœuvrés, des laissés-pour-compte, des figurants ? An Eclipse of moths se déroule dans une ville abîmée et jonchée d’objets symboliques (« Alone Street »). Une poussette, une civière vide, une ambulance ; des sarcophages à la provenance mystérieuse obstruent la route au bord du lac. La mort plane, toujours. Toujours on la regarde, hypnotisé ou absent. Les décors et les postures peuvent changer, mais la vérité des êtres reste la même, emmurés vivants dans cette Amérique en fer blanc. Les voitures depuis longtemps ne roulent plus, les jeux d’arcade et les manèges ne marchent plus : coincée dans son passé, la ville devient un cimetière géant, hanté par les zombies. Comme le souligne le commissaire de l’exposition Jean-Charles Vergne, les phalènes meurent à la flamme des chandelles : dans la solitude des lumières artificielles, les hommes agonisent lentement.

Epiphanies larvées

Mais on ne saurait limiter le travail de Crewdson à la critique d’une Amérique en déshérence. La catégorie « De films en images » dans laquelle s’inscrit l’exposition nous l’indique : nous ne regardons pas des images réelles, mais celles d’un film qui n’a jamais été tourné, des visions mentales, des paraboles jetées à côté, en suspens. L’extrême netteté de tous les plans, la pâleur des corps nus font songer à la peinture, flamande ou hollandaise. La verticalité des pins, le surcadrage des intérieurs enferment. Les visages sont cadavériques, les matelas se creusent comme des tombeaux, les tiroirs s’ouvrent sur le vide. Dans l’angle mort de la chambre, un garçon veille son père – et la tranche d’une bible, coupée par le cadrage, se devine. Y aurait-il du sacré ? Cathedral of the Pines : c’est ce que le titre, emprunté à un sentier cher à Crewdson, semble indiquer.

Les jeux de miroirs entre les images, les regards qui ricochent à distance interrogent la surface des choses – les apparences. La terre se fait-elle tombeau, les corps disparaissent-ils, l’eau se change-t-elle en sang ? Entre fatalité et miracle, on hésite. On cherche en vain à interpréter les signes. Ainsi, « The Disturbance » montre une femme pieds nus dans son salon, le regard tourné vers la fenêtre. Au dehors, un lac gelé où l’on distingue la silhouette de sauveteurs. Mais le mur entre les deux baies vitrées, colonne symbolique entre terre et ciel, nous cache l’épicentre de la scène. Un accident mortel, une résurrection ? En frustrant l’œil du regardeur, la mise en abyme signale l’invisible – et le visage de la spectatrice reste comme un livre fermé. Aussi, même si les signes du divin sont là (« The Barn », « The Shed »), ils sont équivoques, douteux, à l’instar de ce lampadaire christique au milieu de l’image (« The Redemption center »), qui éclaire mais n’éclaire pas (l’une des deux lampes a disparu).

Mais au fond, dans un récit policier ou fantastique, que cherche-t-on ? Un cadavre, un criminel, un au-delà – des preuves de la vie, la mort, comme le révèle sans détour la série noir et blanc Eveningside (« The Burial vault », « The Undertaker »). L’œil explore les paysages pour glaner un indice, l’éclat d’une explication, comme ce chercheur d’or ou ce sourcier qui, à la marge du monde ou des enfers, prospecte le long de rails où ne passe aucun train (« Back lot »). Pas un hasard donc si la plupart des mises en scène de Crewdson comportent des portes, des fenêtres, des issues entrouvertes, des glaces. Dans les miroirs où s’exposent les visages, on scrute tout simplement le temps. Une présence, un passage.