Le Sadler’s Wells à Londres, la crème des institutions de la danse britannique, présentait pour la seconde fois, MÁM, l’une des dernières créations du chorégraphe irlandais de renom, Michael Keegan-Dolan. Fort de ses nombreux succès internationaux, l’artiste a établi au cœur de la péninsule irlandaise un lieu de travail se voulant poreux à son environnement, la nature et la culture qui l’entoure. Les œuvres et les artistes qui s’y inventent sont alors véritablement ancrés et leurs pieds connaissent la terre qu’ils foulent.

La pièce est un dense précipité d’irishness. Une pinte. Elle est née de la rencontre entre le chorégraphe et le joueur virtuose de concertina, instrument proche de l’accordéon associé à la musique irlandaise, Cormac Begley qui se trouvent être tous deux habitants de Kerry Gaeltacht une région irlandaise qui ne compte que 8 756 habitants – où la culture irlandaise est bien vivante et non pas un bibelot que l’on sort pour le dépoussiérer de temps à autre. Le musicien s’est isolé à Teac Damsa pendant les cinq semaines de créations avec les danseurs et le chorégraphe, au milieu des montagnes embrumées, à proximité de lacs. C’est l’une des grandes réussites de cette œuvre, le nouage organique entre la musique et le mouvement, l’un et l’autre ayant été forgé dans un même feu. Le mouvement se veut libre, sincère, juste, expiatoire, jubilatoire et, pour tout dire, il l’est. Des séquences puisant leurs sources dans des improvisations conservées des répétitions s’enchaînent. Les corps – d’où qu’ils viennent – semblent maintenant chargés. Les mouvements ont un sens, ils naissent du croisement entre les physiologies, l’histoire, le climat, le relief, l’économie d’un territoire.

Le réalisateur Pat Collings a tourné un documentaire intitulé ‘The Dance’ – disponible sur le site du Sadler’s Wells – et pose un regard silencieux sur le processus de création du spectacle. Voir le documentaire puis le spectacle n’est pas un enchaînement souhaitable : tentez peut-être l’inverse. Car lorsque qu’on a vu cette même énergie vibrante dans des vêtements de tous les jours, pieds nus, les corps se baignant dans les lacs alentours pendants les pauses, la fébrilité des improvisations, alors quand le rideau s’ouvre à Sadler’s Wells, tout à coup on voit des costumes, on voit du décor, on cherche le réel qu’on a aimé derrière ces couches de mise en scène. On a l’impression d’une épaisse pellicule qui camoufle le cœur vibrant de l’œuvre. Il semble que les corps suffisent. Mais peut-être qu’une pression à offrir du spectacle s’exerce sur les artistes quand on remplit le Sadler’s Wells. Peut-être est-il difficile de se montrer parfaitement nu sur un tel plateau.

Le spectacle perd cependant en contemporanéité et tire subtilement, sans complètement basculer, vers le folklore avec ces costumes à cravate et ces robes noires à dentelle, sa fumée, sa tête de bouc et une petite fille (celle du chorégraphe) en robe blanche. Tous ces ornements donnent une teneur onirique – très Guillermo del Toro – au spectacle, un véritable crowd pleaser, mais l’œuvre se départit de son potentiel de radicalité. L’épure et la justesse que le chorégraphe a – souvent – trouvé dans le mouvement peine parfois à transparaître derrière les baklavas en papier ou autres éléments narratifs avortés qui me semblent là pour donner à l’œuvre une gueule de spectacle.

Chorégraphiquement, les duos sont de grandes réussites. Extensions d’improvisations eux aussi, la trance originelle a été préservée par les enjeux d’équilibre et la tension naissant du fait d’être deux. Les bras ne sont plus décoratifs, ils servent à tenir l’autre, le tour n’est plus une pirouette mais un élan provoqué par un mouvement antérieur, le saut n’est pas un pas mais un rebond contre le sol ou le corps de l’autre. Au moins deux duos sont des instants de grâce. Un des danseurs ouvrait une brèche sur ce que le spectacle aurait pu être. James Southward, formidable interprète que l’on a vu chez Damien Jalet, Sharon Eyal et d’autres, est de ces danseurs qui ne semblent pas danser mais vivre. Ce que leur corps et leur visage racontent déborde complètement du spectacle. Ses mouvements ne semblent pas écrits, on ne voit plus le travail. Le passé devient éminent, la culture irlandaise (bien qu’il soit britannique) paraît plus que vivante, elle paraît brûlante, jeune et nécessaire. Il fait oublier le costume formel, les décors et dit c’est ici, c’est maintenant, c’est demain.