© Orpheas Emirzas

Trajal Harrell a marqué la scène contemporaine en produisant des œuvres conceptuelles et référencées – avec un sens du zeitgeist aiguisé – montrées et soutenues par nombre de grandes institutions internationales. Le Barbican Center de Londres lui offrait à nouveau sa grande salle pour une longue soirée intitulée “Porca Misera”, associant trois propositions.

Les trois pièces ont en commun d’avoir une femme référentielle : la chorégraphe, anthropologue et activiste américaine Katherine Dunham pour “Deathbed”, la mythologique Médée pour “O Medea” et enfin Maggie personnage de la pièce de Tennessee Williams “La Chatte sur le toit brûlant” pour “Maggie The Cat”. Par pur favoritisme, nous n’évoquerons ici que la première pièce “Deathbed”, qui s’est avérée la plus poignante de la soirée.

Trajal utilise le plateau comme espace pour réparer les manques de l’histoire, provoquer des rencontres qui n’ont jamais eu lieu ou encore mettre sur le devant de la scène ceux qu’on ne voit pas. Ainsi l’œuvre qui a fait son nom “Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church” est la provocation artificielle d’une rencontre entre les vogueurs de la ball scene d’Harlem avec les chorégraphes postmodernes de la Judson Church. Dans la même ville, deux radicalités des corps se déploient sans contact ; Trajal invente le lieu et le décor de leur rencontre. Il se loge dans l’absence, dans les vides. Dans un esprit de réparation ou de conjugaison. En tant qu’homosexuel noir américain, la question de l’invisibilité pour l’artiste est plurielle, cumulative et éminemment politique.

La pièce “Deathbed” aurait été inspirée par une rencontre entre Harrell et la chorégraphe afro-américaine Katherine Dunham. Le vide dans lequel l’artiste vient ici se loger, c’est l’espace créé par les questions qu’il n’a pas pu lui poser. Quand on se penche sur le personnage, il devient évident qu’elle a été une figure tutélaire pour Trajal Harrell. Née en 1909 et morte en 2006, elle fut témoin active de l’entièreté du XXe siècle américain depuis sa position de femme noire. Chercheuse en anthropologie, danseuse et activiste, elle est allée étudier les danses caribéennes. Elle y aura noté, entre autres, la fusion de mouvements occidentaux intégrés/réappropriés par les anciens esclaves. On ne peut que penser au jeune Trajal qui entre dans un ballroom de Harlem et voit dans le voguing une portée conceptuelle puissante dans ces communautés gay latino et noirs américaines reprenant les codes d’une industries de la beauté et du luxe dont ils sont exclus. Il s’agit dans les deux cas de regarder comment les corps invisibilisés s’emparent de mouvements qui leur sont socialement interdits et les détournent.

La performance de danse afro-caribéenne de la compagnie de Katherine Dunham à Tokyo en 1957 a eu un impact sur le butoh japonais et Trajal est connu notamment pour l’avoir étudié en profondeur. Une constellation d’influences avec des connexions imaginaires ou réelles gravite autour du chorégraphe. Katherine Dunham a beaucoup travaillé les rituels – en Haïti ou encore en Égypte ancienne – et avait produit une œuvre intitulée “Rites de passage”. “Deathbed” aurait pu s’appeler ainsi.

Sur un dispositif trifrontal avec un plateau à peine surélevé, Trajal a pensé le bord plateau comme autant de petits autels rituels pour chacun de ses interprètes dégageant un nouvel espace au centre, une scène dans la scène. Au fond du plateau, des panneaux faisant office de coulisses ou backstage de défilé de modes, avec deux issues. Les interprètes entrent et sortent indéfiniment affublés de nouveaux vêtements, ou apportant de nouveaux accessoires qui auront un usage ou non. Ils dansent à plusieurs, à deux, seuls.  La pièce exacerbe la symbolique du passage inhérente au théâtre. On entre puis on sort. On vient se montrer avant de disparaître. Les interprètes sont affairés à des rituels singuliers dont le sens nous échappe – parce que précisément il n’y en a pas. Se préparent-ils à la mort de celui qui s’écroulera à la fin du spectacle, à celle de Trajal, à celle de Katherine, à leur propre sortie de plateau ?

Le spectacle semble déployer une infinité d’éléments de réponses. Une section au centre de la pièce, la plus dynamique et enjouée, un moment d’engouement collectif, se trouve être le plus grinçant du spectacle : une interprète blanche portant un body noir se place au centre et danse sur le rythme des voix des interprètes qui entonnent avec l’entrain d’une foule qui réclament un bis “Black Body Suit, Black Body Suit, Black Body Suit”. Ce moment nous ramène alors à la figure référence du spectacle qui était appelé “matriarch and queen mother of black dance”. Danse noire et pas simplement de la danse moderne, ce qui était pourtant bien le cas. Avec peu d’artifice, Trajal pose les paradoxes difficiles qui ont jonché sa carrière et son combat. Ce passage est un exemple du savoir-faire de l’artiste. Les scènes ne sont jamais ce qu’elles ont l’air d’être. Trajal Harrell a ce rapport minutieux au dévoilement du réel : il habille la douleur de beaux manteaux et de volants fleuris et laisse la douceur apparaître brute et nue.