De la ferraille et des cordes, des poulies, des boules, du fer, du poids, du lourd, une toile peinte, des tuyaux, des boulons, des numéros et deux clowns, des sacs qui tombent du ciel et un homme suspendu par les pieds, le merveilleux Hervé Pierre (concret, humble, touchant, poétique, si humain), des objets lourds comme la gravité, et deux hommes qui rêvent d’élans et de légèreté, deux acteurs-ouvriers dans une usine-poème…

On murmure que Pierre Meunier se retira en Lorraine pour écrire son texte, durant l’automne 1995, sur le carreau désaffecté de Petite-Rosselle. « Là dans cette solitude peuplée de masses énormes arrêtées, machines d’extraction, laveuses à charbon, terrils et chevalement affaissés, j’ai éprouvé la puissance de la pesanteur immobile… » dit-il. Vingt-sept ans plus tard, il reprend « L’homme de plein vent », son premier spectacle, créé en 1996 à Avignon, avec son éternel complice, Hervé Pierre, sous le regard délicat de Marguerite Bordat.

Les deux acteurs interprètent Léopold Von Fligenstein (Pierre Meunier), costume noir et chemise blanche, lacets toujours défaits et cravate en forme de lavallière, qui éructe en allemand, en rêvant de parvenir à défier les lois de la pesanteur, et Kutch (Hervé Pierre), blouse d’ouvrier ou torse nu, ventre et poils dehors, vérificateur en chef des poids et mesures. « Leur combat physique est la métaphore vivante de la lutte contre le nivellement, contre la réduction normée des imaginaires… On ne peut pas dire que la menace ait faibli » dit le metteur en scène, dont on avait vu un spectacle, entre cirque, performance et poésie burlesque, un brin déçu, il y a fort longtemps, autour de gigantesques pneus, et qu’on retrouve dans ce même théâtre de la Bastille, avec le ravissement des enfants devant les lions ou les tours de  magie.

La Compagnie La Belle Meunière a dédié le spectacle à François Tanguy, « ami éclaireur parti trop tôt », et il est vrai que l’on songe au Théâtre du Radeau, ou à Alexis Forestier, des propositions rares dans le théâtre d’aujourd’hui. Il y a du Etaix et du Keaton, du Beckett aussi. Pierre Meunier est l’auguste rêveur, Hervé Pierre l’ami ouvrier, qui finit suspendu par les pieds à une poulie dans un monologue plein de grâce. Le spectacle est magique, drôle, étrange, poétique, subtil, léger et délicat. Tout ce qui manque au monde d’aujourd’hui. En sortant, on s’est même demandé si les deux acteurs, en vingt-sept ans, n’avaient pas gagné en drôlerie, en complicité et en finesse, ce qu’ils avaient perdu en force physique avec le temps qui passe, car ce que les deux magnifiques sexagénaires s’amusent à faire sur le plateau (c’est d’abord une histoire d’amitié) est peut-être – on ne le saura jamais – encore plus beau aujourd’hui. Deleuze disait que la vieillesse était une merveille quand on n’était ni pauvre, ni malade, car la société vous fout la paix. On n’a plus de comptes à rendre, on peut enfin être libres. Meunier et Pierre ont atteint une forme de grâce. C’est un bonheur de les voir jouer, comme si au-delà des tuyaux et des boules, tout ce qui nous pèse, ils célèbrent le bon vieux théâtre, une magnifique amitié, et la grâce des acteurs au sommet de leur art. Sans rien sur (eux) qui pèsent ou qui posent.