© Maurycy Stankiewicz

Pas besoin d’être un grand lecteur de dystopie pour savoir que les autocraties cherchent toujours à contraindre l’imaginaire des créateurs, puisqu’il est un réservoir d’émancipation. Quand quelques artistes résistent à l’esprit du temps et « tienne[nt] de force la face dans le vent », pour dire comme Saint-John Perse, la plupart ont déjà péri au front : les inconnus d’abord, broyés par la roue du monde avant même de pouvoir sortir du terrier, et aussi ceux qui, bien qu’au sommet, empoisonnés par le mal qu’ils dénoncent, mutent, bubon après bubon, en évangélistes ou en maîtres d’école, tendant leur drapeau blanc du côté du pic.

Si les cas sont multiples et – c’est évident -, compréhensibles (qui se prétend capable de tenir tête à l’horreur ?), Ivan Viripaev, au premier abord, a l’air d’établir une sorte de cloison entre l’art qu’il produit — du moins celui pour lequel on le connaît (pièces & films) — et « 1,8 M », spectacle qui s’aventure en France un peu après la création au Nowy Teatr de Varsovie. Car en France, Viripaev est surtout un auteur, notamment mis en scène par Galin Stoev et de plus en plus d’artistes aujourd’hui, dont les ritournelles humanistes sont sublimées par une dose conséquente d’ésotérisme (« Danse Delhi », « Insoutenables longues étreintes », entre autres) : c’est un dramaturge majeur, il va sans dire, du monde contemporain, probablement l’un des plus bouleversants. 

Dans « 1,8 M », Viripaev écrit à partir de témoignages : ce n’est pas la première fois, certes, que son écriture se colore de documentaire, si ce n’est qu’ici, ils sont retranscrits : ce sont ceux de prisonniers politiques au Bélarus, qui, un peu avant leur condamnation, ont osé lever la voix contre le régime dictatorial d’Alexandre Loukachenko. Fait plus rarement visible en France, il met également en scène, parant le plateau d’un dispositif efficace : les acteurs se succèdent dans un carré lumineux d’1,8 m² – l’espace d’un détenu en prison – pour narrer, via un « je » emprunté à un absent, l’injustice dont il est victime. Sur ce point, il y a peu à dire : il s’agit d’un enchaînement de prises de paroles sur une situation, qui plus est en France, méconnue et incroyablement critique, dans lequel l’art vivant est un véhicule comme un autre : Viripaev est un homme de théâtre, il utilise simplement, dans l’urgence, les moyens à sa disposition.

Mais bien sûr, la cloison entre les productions « traditionnelles » de Viripaev et « 1,8m » est une illusion, et même s’il s’en revendiquait (ce qui n’est pas le cas), les marottes de l’auteur contaminent sans surprise le spectacle. Ou peut-être faudrait-il dire l’inverse, et c’est bien le problème de « 1,8 M » : quoi qu’on dise, le dramaturge, en s’attardant à son habitude sur les seuls individus qui composent le système, préférant diffuser des images génériques (une révolution bélarusse ressemble avant tout à une révolution tout court) plutôt que de dire au moins un mot réflexif sur le régime qu’il combat, utilise à son insu les armes de toute bonne propagande : une suite de témoignants anonymes qui, par divers truchements empathiques, se proclament du côté de la lumière en appelant à la résistance face à un ennemi, « l’Obscurité » qui, puisqu’il n’a d’autre visage que celui des matraques, est bien plus mythifié que déconstruit. Il va sans dire qu’avec un minimum de culture sur le conflit – et plus largement sur la guerre qui ravage l’Ukraine, dont le spectacle, évidemment, est solidaire -, le spectateur soutient la position du metteur en scène et des acteurs (dont certains bélarusses doivent par ailleurs garder l’anonymat par mesure de sécurité) : non seulement la démarche n’est pas sujette à critique, mais qui plus est Viripaev, outre le choix judicieux d’une scénographie neutre voire froide, par un mécanisme de traduction en direct qui se substitue aux sous-titres traditionnels, use d’une technique certes insuffisante mais tout de même absolument salvatrice de distanciation qui évite tout aspect lacrymogène.

Si l’on ferme les yeux sur les lumières bien superflues, parfois frisant le problématique (les cercles de lumières colorées qui clignotent voire strobent sur un récit de torture donnent un peu trop envie de relire « De l’abjection » de Jacques Rivette), l’impasse vient en vérité de la « viripaevisation » progressive, pour dire ainsi, des témoignages, qui se recentrent de plus en plus exagérément autour d’une morale simpliste : mieux vaut encore sourire à l’idée que des phrases type « en restant sur le territoire de la Lumière, nous devons dissiper l’Obscurité » aient un arrière-goût de « Star Wars », car au fond elles mettent en évidence que presque seule la traduction en direct opère une prise de recul sur le propos ; prise de recul formelle, qu’il aurait fallu nécessairement agréger à une autre, systémique et qui, elle, pourrait permettre au spectacle de transmettre les armes à ceux à qui il s’adresse (difficile de ne pas convoquer ici l’image trop peu rémanente de Brecht). Viripaev est un immense lecteur de la condition humaine, mais un contexte, même s’il le déborde, n’est jamais une dramaturgie : c’est pourquoi, faute de déconstruction politique, les témoignages prennent parfois des allures de poncifs pédagogiques : certes hors-contexte, « la liberté de la société n’est possible qu’à travers la solidarité » ressemble autant à une vindicte de condamné qu’à une pub Instagram. « 1,8 M » est donc un objet particulièrement intéressant, car l’identité de l’auteur se retourne de plus en plus contre lui, abîmant à la fois les motifs dont il est habituellement maître et le projet dont il est porteur — et qui reste néanmoins, rappelons-le, vital d’un point de vue militant.