© Christophe Raynaud de Lage

« Continuer à rêver si je ne veux pas périr : tout comme le somnambule doit continuer à rêver pour ne pas s’écraser au sol. Qu’est-ce à présent pour moi que l’apparence ! Certainement pas le contraire d’une quelconque essence. » 

Ces lignes du « Gai savoir » nietzschéen racontent quelque chose de la volonté de puissance d’Angela, protagoniste de Susanne Kennedy. Une volonté d’étoiler le réel qui la ronge – une maladie incurable et inconnue – par une intrication de mondes-simulacres, de niveaux de réalité et d’identités que la jeune femme multiplie et confond à sa merci, obligeant les médiums scéniques à se conjuguer au futur proche pour devenir leur réceptacle. La scénographie de « Angela (a strange loop) », aussi inventive soit-elle par son sens de l’indétermination matérielle (hors-scène en trompe-l’œil, où l’extraordinaire de morceaux de bois en lévitation est aussi fake que l’ordinaire d’un ventilateur de plafond…), aussi gonflée soit-elle par son intronisation post-baudelairienne de la laideur comme poumon de l’art, rejoint conséquemment la veine usitée de l’espace mental. De fait, si elle donne d’abord l’illusion d’une incongruité intarissable des signes, cette scénographie trahit assez vite son rapport scolairement analogique, illustratif même parfois, avec l’imaginaire en surchauffe de sa protagoniste. Et si l’espace fait au départ dispositif, s’il possède lui-même un pouvoir de torsion du réel et de malaxage de la représentation (la protestation de vérité placardée sur les stores fluo, seuil factice vers la fiction qui s’annonce, en est la manifestation), il rentre finalement dans les rangs du drame. Son absence d’autonomie poétique comprime cette esthétique plastico-théâtrale qui joue paradoxalement la carte de l’invu, sans anesthésier complètement l’inconfort sensible qu’elle parvient bel et bien à procurer. 

Qu’en est-il de la fable qui structure un peu trop cette déglingue ? Excède-t-elle son argument attractif pour son aspect visionnaire – une confusion sans retour entre la réalité première et les cosmos alternatifs que celle-ci pousse à inventer – et en même temps attendu pour son rapprochement moraliste entre refuge dans le virtuel et mensonge à soi-même, entre réinvention et dénégation du réel ? Les premières scènes, où le marionnétisation des acteur.rice.s qui a déjà fait la légende de Susanne Kennedy surprend et permet de vrais écarts, y font croire. Le souvenir de Sarah Kane y plane même. L’insistante d’émotions primordiales, la persistance de rapports sensibles parmi les décombres de l’humain : voilà des pôles de résistance qui faisaient la politique de l’autrice britannique et qui trouvent leur équivalent dans la recherche kennedienne d’une sur-sonorisation de la matière humaine (lorsqu’elle mâchouille son McDo), ou d’un travail gestuel où la tendresse détrompe parfois la mécanique. Si la dispute du réel (ce qui est sans double possible selon Clément Rosset) et du simulacre magnétise le spectacle, celle-ci ne produit pas non plus d’étincelles inouïes : le retour du refoulé corporel se fait par exemple, comme on l’attend, en mode gore sur tapis blanc. Malgré son effort pour nouer recherche plastique et fable, « Angela (strange loop) » produit tout de même – non sur le moment mais à peine quelques minutes plus tard – l’impression d’une installation trop vite dramatisée et surtout non sous-tendue, malgré ses airs avant-gardistes, par un propos soutenu et neuf. L’étrange pour l’étrange – Giselle Vienne en a parfois fait les frais – n’est pas toujours propice à l’inquiétude.

Le feu factice qui scintille à jardin, le cercle d’urine noire tracé au centre font heureusement office d’anomalies. Vestiges d’une tragédie irréductible à laquelle Angela refuse de se cogner, mais vers laquelle elle semble se destiner finalement en s’asseyant près des flammes, ils sont les promesses d’un renversement, d’un après, d’une « EXIT » tant attendue – mot placardé en haut du décor –  que le spectacle désigne à défaut de s’y risquer.