Vie minuscule et destin tragique en Algérie

Un faux pas dans la vie d'Emma Picard

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Il y a des histoires dont on ne voulait pas entendre parler – trop douloureuses, trop sensibles, elles réveillent les souvenirs trop proches d’un passé qui ne passe pas, qui n’est même pas passé. L’histoire de la colonisation de l’Algérie fait partie de celles-ci.

Or, comme le rappelle la chercheuse Tassadit Yacine, « la colonisation française en Algérie a sans doute été la plus longue et la plus destructrice de toute l’Afrique du Nord, en raison d’une politique de peuplement. Pour attirer et implanter des Européens, le système colonial a dépossédé la population indigène aussi bien de ses propriétés foncières que de ses ressources naturelles. » C’est à ces colons que Mathieu Belezi, dont le dernier livre, “Attaquer la terre et le soleil” a tout récemment consacré une tétralogie. “Un faux pas dans la vie d’Emma Picard” en est le troisième volet et donne la parole à une paysanne, veuve et mère de quatre fils, que la misère pousse à accepter la proposition des autorités d’aller cultiver quelques hectares de terre octroyés par le gouvernement. Cela s’apparente à la version française du « rêve américain »  et de sa conquête de l’Ouest. Mais Emma Picard déchantera vite, enchaînant les malheurs, et son lamento entend dire « dans dans quel enfer on nous a jetés, nous autres colons, abandonnés à notre sort de crève-la-faim sur des terres qui ne veulent et ne voudront jamais de nous », comme elle le dit.

Portée par une interprétation intense de Marie Moriette, qui incarne sans distance ni commentaire son personnage pour mieux transmettre l’émotion qui l’habite, le spectacle, fait le choix judicieux de la sobriété. La langue, à la fois lyrique et profondément terrienne, rappelant par cet alliage et son rythme en boucle le souffle de Péguy, vibre et prend ainsi toute la place pour donner à entendre le destin tragique de cette « vie minuscule » qui rencontre et participe à la grande histoire. Le décor se réduit à l’essentiel – un chaise, une fenêtre en bois dont le croisillon évoquera un crucifix quand la mort plane, et puis ce petit lit où dort de son dernier sommeil son dernier fils qu’elle veille. Au bord de la folie, Emma a tout perdu. Elle relate alors les quatre années à s’échiner sur une terre qui ne voulait pas d’elle, les espoirs sans cesse ajournés et sa descente aux enfers, contrebalancés par son rapport viscéralement sensuel au monde. Ses propos sont soutenus par une amertume, celle d’avoir été bernée par les fonctionnaires du gouvernement français – ce sont toujours les plus pauvres qui trinquent tandis que les puissants se remplissent les poches. Donnant une scène aux sans-voix, le livre et le spectacle à sa suite décalent alors notre point de vue sur l’histoire embarrassante de la colonisation de l’Algérie, prenant le parti des humbles contre les intérêts impérialistes, apportant un éclairage essentiel pour aborder cette part sombre de notre histoire.