© Bea Borgers

Il y a eu”La Chambre d’Isabella” au festival d’Avignon en 2004, borne historique, bien sûr, mais avant cela presque vingt années de créations : depuis l’origine, la Needcompany de Jan Lauwers fouille la performance multidisciplinaire dans tous ses recoins. Avec ce “Poète aveugle”, créé au Kunstenfestivaldesarts en mai 2015, c’est un peu au condensé du parti-pris politique et esthétique de Lauwers et consors auquel on a à faire. Sous le prétexte du récit autobiographique de chacun des membres de la troupe, le Belge décortique, dans un humour baroque et une poésie chorégraphique, notre rapport à l’identité, à la fois personnelle et collective. Tout y est démesuré : les histoires individuelles, empilant sans coup férir les clichés culturels et généalogiques (“Nous sommes tous réfugiés ou cannibles”) pour mieux les chloroformer ; la reconstitution fragmentaire de la figure archétypale du “Poète aveugle”, du Moyen Age arabe à James Joyce, avec, comme d’habitude pour la Needcompany, une impressionnante démultiplication de dispositifs scéniques et de décors disproportionnés (palme au trébuchet portant un vrai-faux canasson grandeur nature). Multilingue, multiethnique, le spectacle est pourtant tout sauf le patchwork d’une mondialisation heureuse. L’intelligence de Lauwers est de pousser chaque séquence jusqu’à ses limites, parfois cruelles, parfois vaines, souvent burlesques, toujours justes. Justes parce que situées sur ce point d’équilibre où toute la beauté du monde réside dans la fragilité humaine : celle de Grace Ellen Barkey, écroulée en larmes puis hilare à l’issue d’une longue tirade introductive consistant à répéter son nom comme dans un exercice de théâtral monomaniaque ; celle de Benoît Gob, émouvant dans le dévoilement des fissures de son enfance, qu’elles soient réelles ou fantasmées ; celle de Hans Petter Dahl, viking chimérique nimbé d’une fumée ridicule. Volontiers kaléidoscopique, saturé d’effets sonores (excellente création musicale de Maarten Seghers), bruyant, gesticulant, “Le Poète aveugle” invite, pour l’apprécier, au lâcher-prise. En tant que spectateur, mais aussi et surtout en tant qu’être humain, comme le rappelle son exergue citant le poète syrien Abul ʿAla Al-Maʿarri : “Le monde n’est pas en cause, alors pourquoi donner la faute au monde ?”