«  L’homme ne peut créer que sur des souvenirs »

Avidya – L’Auberge de l’obscurité

© Shinsuke Sugino

© Shinsuke Sugino

« L’homme ne peut créer que sur des souvenirs », affirme péremptoirement Kurô Tanino lorsqu’on l’interroge sur l’origine de sa pièce fascinante d’ambiguïté « Avidya – L’Auberge de l’obscurité », jouée à la Maison de la culture du Japon à Paris, à l’initiative de la très inspirée conseillère artistique de cette institution, Aya Soejima.

Né dans une famille de psychiatres de père en fils (grands-parents, parents, frère), Kurô Tanino est élevé par sa grand-mère. Quand elle tombe malade, afin de se rapprocher d’elle, il choisit d’habiter une auberge entre Tokyo, où il travaille, et le domicile de sa grand-mère, dans son village natal. À chacun de ses voyages, il constate la lente disparition de la campagne japonaise, due à la prochaine construction du Shinkansen et même à la modification du langage des habitants, qui décident d’adopter le langage des Tokyoïtes en anticipant un afflux de touristes grâce à la nouvelle desserte ferroviaire. Cette auberge et la prise de conscience de la fin d’une époque sont en partie à l’origine de la pièce, née de la volonté de l’auteur de témoigner, de « ramasser les dernières étincelles (de cette époque) et d’injecter cette beauté dans le théâtre ».

En partie seulement, car cette pièce est aussi née d’un questionnement. Alors que Tanino travaille depuis plusieurs années avec l’acteur Mame Yamada, atteint de nanisme, il dit ne rien connaître de la vie de ce dernier. Il s’interroge alors sur ce que pourrait être le fils de cet acteur. Naît ainsi ce couple étrange du père marionnettiste et de son fils, de taille normale mais au comportement bizarre laissant supposer un léger trouble mental. L’influence de la psychiatrie n’est pas loin, puisque Tanino, qui a lui-même embrassé cette carrière avant de s’orienter vers le théâtre, dissèque la psychologie de chacun de ses personnages. Cette volonté de témoigner conduit aussi Tanino à importer le décor de sa pièce du Japon, afin d’être fidèle à son souvenir, dans un Japon habitué à « jeter facilement, et avec cruauté, sans regret ».

La précision de l’auteur se révèle aussi dans le choix des accessoires. Afin que les acteurs se sentent comme chez eux dans cette auberge, il a demandé à chacun d’entre eux d’apporter des objets personnels qui font ainsi partie du décor. En ce qui concerne la marionnette, il s’agit d’un homme difforme appelé « homonculus », créé par le neurologue canadien Wilder Penfield. Ce dernier a montré en 1950, dans l’unité de neurophysiologie du Royal Victoria Hospital de Montréal, que si l’on proportionne un homme d’après l’importance de ses centres de commande, on obtient une sorte de gnome dont la bouche et les mains sont particulièrement développées, car ces zones sont dotées de très nombreux récepteurs sensoriels et par conséquent occupent une part plus importante de la surface corticale. Pour Tanino, cet être difforme illustre aussi le fait que le handicap aiguise toujours un sens. S’agissant précisément de la marionnette, l’excitation, la joie d’être présent sont symbolisées par un phallus énorme, ajouté subrepticement lors de la dernière scène de la pièce. « Si les spectateurs apprécient ce spectacle cruel et morbide de la disparition d’une culture, ce sera inquiétant », ajoute Kurô Tanino, comme un clin d’œil à Duchamp, qui lui a donné sa vision de l’art contemporain.

Avec une touche d’humour, Tanino conclut sur l’importance de la nourriture : ses acteurs sont capables de traverser Paris pour un gâteau ! “J’adore la cuisine française, et pour moi une équipe qui mange bien est une équipe heureuse.”