Pour sa première édition, le festival Émancipéés bouscule les codes et rapproche les corps dans un mouvement joyeux de croisement entre la littérature et la chanson. Pendant trois jours, lectures musicales, siestes acoustiques, spectacles, conférences et concerts dessinent ensemble en mosaïque un paysage littéraire tour à tour festif, émouvant, poignant et politique. Pour I/O Gazette, je fais escale à Vannes et j’assiste à la journée du samedi 11 mars.

Arnaud Cathrine distille un nectar dont il a le secret. L’écrivain, alchimiste depuis plusieurs années du festival Paris en toutes lettres à la Maison de la Poésie, sait mieux que quiconque faire convoler la littérature papier avec la littérature musicale. Et ce rendez-vous galant gagne d’autant en fraîcheur qu’il est ici proche de l’océan. Un vent marin d’émancipation souffle sur cette belle maison qu’est le Théâtre Anne de Bretagne de Vannes – Scènes du Golfe. Émancipation jusque dans le titre du festival, avec son double « é », impertinent pied de nez à l’orthographe qui nous rassure tout de suite : la littérature n’est pas l’affaire de quelques grammairiens ennuyeux du quai Conti. Elle est libre !

Ici, comme on fait feu de tout bois on peut faire « lettres » de toutes formes. Elles peuvent être reposantes, comme la Sieste acoustique de Bastien Lallemand. Les corps allongés s’étendent, se détendent et entendent un montage de récits et chansons dont l’alternance rappelle les slaloms auxquels l’esprit s’adonne au cœur des rêves. Elles peuvent être détonantes comme l’explosif Journal de Création de Claire Diterzi qui braque le plateau pour raconter les péripéties de son nouveau flirt avec le théâtre. Une auto-fiction savoureuse, colorée de montages photos désopilants et de clips rock chocs, qui dévoile une artiste magnifique de talent, de curiosité, d’humour et de liberté. Elles peuvent être aussi planantes comme la Bibliothèque idéale de Camélia Jordana et Rafaële Lannadère, qui font dialoguer Cesaria Evora, Duras et d’autres pépites glanées dans leur librairie intime. L’une apollinienne et l’autre dionysiaque, leurs deux voix s’élèvent dans l’air comme des volutes sensuelles qu’accompagne guitare et synthétiseur. Elles peuvent être lumineuses comme le concert de Vincent Delerm, toujours aussi brillant dans la complicité qu’il arrive a tisser avec le public. Aidé par son acolyte Rémy Galichet, soutenu par un jeu d’éclairages en contres et de projections vidéo, il nous invite à écouter ce que le cœur a à nous dire, tantôt léger, tantôt nostalgique avec cette puissance d’évocation qui nous laisse parfois au bord de l’abîme. Un bel appel « à être présent » au monde et à nous-mêmes.

Enfin ces formes peuvent aussi être éminemment populaires et festives, puisque c’est sur le « grand bal clandestine » du duo Vannetais Voulez-vous… accompagné du MH Bigband que ma journée se termine en fanfare. Une belle façon de remettre le corps en joie et en mouvement après toutes ces nourritures de l’âme. Ghislaine Gouby, la directrice de Scènes du Golfe ne cache pas son bonheur, au regard de la qualité des spectacles et de l’accueil chaleureux du public, mais aussi son soulagement car proposer ce genre de temps fort n’est pas sans difficultés. C’est une vraie prise de risque. Dans une société qui tend toujours plus à diviser les hommes suivant leurs pratiques, leur communauté ou leur classe d’appartenance, ces écrivains, chanteurs, comédiens, dessinateurs ou musiciens choisissent au contraire de mettre en commun leurs goûts et leur savoir-faire au service de la création. Il en résulte un festival tout à fait original et libérateur. Un espace et un temps où la culture est aussi pop qu’exigeante, aussi légère que profonde, aussi intime et personnelle qu’universelle, où les femmes et les hommes peuvent penser et sentir le monde par eux-mêmes, en citoyens émancipés.