Krystian Lupa pendant les répétitions d'”Imagine” © Marianna Kulesza

À l’occasion de la quinzième édition du festival Boska Komedia à Cracovie, Bartosz Szydlowski invite Krystian Lupa, qui fut son professeur, à présenter son dernier spectacle, « Imagine », tristement absent des salles françaises, et dont nous disions le plus grand bien lors de son passage express à Liège. L’occasion de revenir avec le metteur en scène polonais sur la génétique de ce grand spectacle où la décadence est un masque du désespoir, et d’y découvrir les quelques remparts d’utopie qui tiennent bon face aux tempêtes contemporaines.

« Imagine » revient notamment sur l’échec politique de la génération new age. Pourquoi ce choix ? 

Disons que cette génération a cherché à inventer une société qui remplacerait la famille par quelque chose de plus profond : un objectif commun qui nous permette de nous découvrir nous-mêmes, une sorte de spiritualité émancipée de l’Église. Encore aujourd’hui, c’est difficile de trouver une période plus intense que les années 1960 : avec la libération sexuelle, le pacifisme, la reconnaissance des communautés LGBT, le féminisme, l’antiracisme, une sorte d’éruption incomparable s’était produite… Comme je viens d’une génération qui a vécu dans une bulle de communisme, à ce moment-là c’était une évidence que quelque chose d’irréversible commençait, qu’il n’y aurait plus de retour possible vers cette immense erreur culturelle dans laquelle le monde résidait auparavant. Pour notre génération, ce n’était pas juste une utopie, mais une réalité présente, concrète. Maintenant, on s’arrache les cheveux quand on réalise que c’était faux. Parce que les hippies révolutionnaires, quand ils ne sont pas morts à 27 ans comme Jimi Hendrix ou Janis Joplin, se sont compromis : les mêmes qui s’étaient révoltés contre leurs pères ont fini par récupérer leurs business, ou alors ils sont devenus des superstars richissimes. 

Dans le spectacle, plusieurs figures du new age sont réunies par Artaud, qui ne comprend pas à quel moment on est devenu conformiste. Mais si dans la première partie, le groupe partage encore une conscience commune, dans la seconde, l’axe devient subjectif. Cette dernière se demande frontalement pourquoi le monde nous est devenu incompréhensible et étranger, pourquoi  quand bien même on aurait un appartement ou une maison, on ne se sent chez soi nulle part — si bien qu’on a parfois l’impression de vivre sur une autre planète.

Dans la deuxième partie du spectacle, le jeune Antonin fait en effet l’expérience d’une étrangéification totale du monde qui l’entoure. D’ailleurs « Imagine » figure littéralement des êtres qui débarquent d’un vaisseau spatial, venus d’une autre planète…

Oui, c’est la première intuition du spectacle : « Imaginons que l’on rencontre des extraterrestres et qu’on veuille leur parler d’ “Imagine” de John Lennon ». À vrai dire, l’intérêt pour les OVNI provient aussi de cette époque. Jung a écrit un essai très intéressant à ce sujet, « Un mythe moderne », qu’on a lu en préparant le spectacle. Jung explique qu’à la charnière des époques, comme ce qui est inconnu et nouveau outrepasse le champ du dicible, il apparaît sous forme d’hallucination collective. En réalité, notre imagination s’est mise à travailler différemment : elle convoque des dragons, des monstres, des centaures, etc., qui sont des créations de l’inconscient. La même chose se passe avec ces extraterrestres : c’est un exemple d’imagination poussée à son paroxysme. Ceux-ci arrivent avec une langue qu’on peine à comprendre, parce qu’on n’est pas encore capable de sortir du conditionnement de notre propre langage.

Artaud a écrit des choses extraordinaires là-dessus dans ses textes philosophiques, quand il dit qu’il est prisonnier de la langue, et que le mot est trompeur. En tant qu’homme, il peinait à s’exprimer parce que ses pensées apparaissaient dans une autre langue, celle à travers laquelle chemine l’imagination. Parfois, quand on veut exprimer une pensée, on a l’impression qu’on est en train de la traduire d’une autre langue vers le français : alors lorsqu’on la nomme, la pensée est détruite. Qu’est-ce que ce langage primaire, originel dont parle Artaud ?

La figure d’Artaud est le centre névralgique du spectacle. Mais celui-ci ne cesse de se transfigurer à mesure que l’on s’enfonce dans sa psyché. Qui sont les quatre Artaud d’« Imagine »?

Artaud, que cette génération d’après-guerre a vu comme un précurseur, est arrivé sur le tard dans le spectacle. À leur manière, chacun de ces quatre personnages empruntent à Artaud. Le jeune et le vieux protagonistes s’appellent tous les deux Antonin, mais en réalité ils sont plus « à côté » d’Artaud… Dans la première partie, le vieux Antonin ramasse une lettre d’Allen Ginsberg, sur laquelle est écrite « HELP ». C’est comme s’il était proche de la mort, qu’il fallait venir venir le sauver. C’est une image archétypale : quelque part dans une grotte, l’être originel a été enfermé. Le voyage du jeune Antonin dans la deuxième partie figure le chemin pour le retrouver. On s’est servi de l’image du Christ dans le désert : comment, à travers cette expérience, l’être humain peut-il se développer et se purifier ? Mais à mesure que le voyage avance, le Ginsberg enfermé dans la grotte s’est lui-même transformé en Artaud. Ce quatrième Artaud, l’être originel, est plus proche du vrai Artaud, dont on entend le dernier monologue enregistré à la radio, et qui clôt le spectacle.

© Natalia Kabanow

« Imagine » est un spectacle particulièrement sombre. Est-ce que l’utopie que promouvaient les figures du new age, John Lennon et Yoko Ono en tête, est morte pour de bon ?

C’est vrai que l’idée d’utopie a été compromise : les intellectuels d’aujourd’hui, en rayant ce mot, ont discrédité toute possibilité de changement. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’existe pas. On peut dire autant qu’on veut que c’est un mirage, mais l’utopie ne nous est pas étrangère, elle est même une condition humaine immanente et originelle : l’homme qui ne rêve pas à des alternatives n’est plus lui-même. Même si elle n’existe toujours pas dans notre monde, l’utopie est en nous ; peut-être qu’elle est tout simplement un stade plus épanoui de l’être humain. Puisque l’homme serait bien incapable de créer quelque chose qui n’est pas en lui, pour exister, l’utopie doit être une sorte de projection. 

Quel rôle le théâtre peut-il avoir dans cette projection ?

Le théâtre est l’outil de cette utopie : c’est une réalité alternative où chaque acteur peut vivre plusieurs vies et où chaque situation est une expérience dans laquelle on pourrait continuer à exister. Andy Warhol a dit cette chose incroyable aux acteurs qui tournaient dans ses films : « La caméra fait fleurir votre personnalité. » Pour Warhol, on ne peut pas être soi-même dans la vie, il n’y a pas de place pour l’audace : en fait, notre vraie vie n’est pas vraie. Or dans la création, tout devient possible. Pour « Imagine », j’ai demandé aux acteurs de choisir une idole – celle dont ils voulaient tomber amoureux -, sans la dévoiler aux autres. Pendant un mois et demi, nous avons travaillé sur des improvisations. Mais plutôt que de jouer son idole telle quelle, l’idée est qu’elle vive la vie qu’elle n’a jamais vécu : l’acteur lui offre une nouvelle vie.

C’est comme si l’acteur, en offrant une autre vie au personnage, se révélait lui-même. Je pense à cette scène dans laquelle l’un des personnages se déshabille et dévoile un costume de femme sous ses vêtements d’homme — comme s’il mettait à nu son animus, pour reprendre Jung. 

La conversation autour de la robe de Julek [Julian Świeżewski] retranscrit ce qu’il s’est vraiment passé la première fois qu’il est venu avec en répétition. Dans cette scène, Julek explique que même s’il est hétérosexuel, il pense qu’il a une femme en lui. Une chose pareille n’était pas envisageable il y a vingt ans, tant les hommes étaient conditionnés par l’impératif de virilité : ça signifiait forcément que tu étais homosexuel. C’est un moment intéressant, car un autre acteur a interprété ce geste comme un simple effet, et donc comme une usurpation. Or Julek est sincère : c’est sa vraie robe, qu’il a achetée. Mais c’est son personnage de théâtre qui lui a permis de se dévoiler comme ça. 

Donc l’outil théâtral est une sorte d’exutoire pour les acteurs. Qu’en est-il pour les spectateurs ?

Au fond, le théâtre répond peut-être à cette question mystérieuse de la catharsis. C’est difficile de parler de catharsis quand on voit un film ou qu’on lit un livre, parce qu’elle renvoie à l’idée d’un rituel dans le présent, avec un groupe de participants : quelque chose se passe maintenant entre ces mêmes personnes, à travers cette même expérience. Ce monde créé par théâtre, à la fois merveilleux et effroyable, dans lequel un événement tragique procure une sensation de bonheur chez le spectateur, mais aussi chez l’acteur qui lui transmet : c’est ça, l’utopie. 

Entretien réalisé à Cracovie, chez Krystian Lupa, le 13 décembre 2022.
Traduction Agnieszka Zgieb – Réalisation et transcription Victor Inisan