(c) Anne Van Aerschot

Réinvestir l’espace des musées pour y réaliser des performances artistiques est dans l’air du temps. Au Louvre, Anne Teresa De Keersmaeker et le danseur Némo Flouret se sont confrontés aux sommets de l’art renaissant italien entre convenances et déconvenues.

Le spectateur qui s’engage dans les allées de l’aile Denon après la fermeture du musée peut parcourir les galeries à l’abri des hordes de touristes, et lorsque discrètement, les uns après les autres, les danseurs y font leur entrée, détacher ses yeux de ces merveilles picturales peut s’avérer plus difficile que prévu. On sait bien sûr l’intérêt de Keersmaeker pour les suites mathématiques et leurs transcriptions figurées : pas étonnant donc, que la formaliste ait choisi de mimer des gestes aux tracés perspectifs et aux allures géométriques. On aura ainsi reconnu derrière les courbes du bras pointé vers le ciel de Jean-Baptiste ou les bras étendus du Christ les tracés en lignes droites et les courbes qui traduisent dans les corps les secrètes harmonies du monde. Derrière le sourire de la Joconde, disait Léonard, il est un nombre qui traduit à l’échelle de l’homme les proportions d’or du macrocosme.

Mais incarner des histoires de peinture, c’est repenser ce qui fait l’équilibre et les déséquilibres, les rencontres et les ruptures, le corps y fait incise dans un espace visuel mobile et fluctuant. Les temps de la peinture sont un contrepoint presque dissonant pour l’artiste qui, tel un modèle vivant, souffle, expire et transpire, les muscles saillants, la poitrine oppressée, le corps battu par des disharmonies vivantes, haletantes. L’émotion affleure dans un espace qui est devenu sentant et sensible. Le public, comme le dit la chanson, a-t-il bien fait la ronde ce soir-là autour de la Joconde ? Il est possible qu’il s’en soit détourné pour aller chasser l’art dans les couloirs du musée. L’œil un peu perdu de ne plus savoir d’où pourrait bien venir un tableau puis un autre, il s’empresse pour suivre les performeurs, se détournant des œuvres, aveugle à l’art, et peut-être aussi aveugle à lui-même. Sans doute ne s’est-il pas aperçu qu’en poursuivant ainsi des danseurs, il finirait sa course devant des tableaux aux relents de mort et de naufrages, tournant le dos, bien malgré lui, à la beauté pour écouter le récit d’une humanité en proie à l’angoisse des cataclysmes.