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Depuis une vingtaine d’années, Taoufik Izeddiou, fondateur et directeur du festival On marche – Festival International de danse contemporaine, déploie toute son énergie pour construire une culture de la danse au Maroc, au Maghreb, en Afrique. Retour sur la seizième édition qui avait lieu à Marrakech, entre les 10 et 18 mars 2023.

Cinq centimètres entre deux corps

« La société regarde encore avec incompréhension, voire méfiance, le corps dansant. Dans un atelier, je me souviens qu’une jeune fille était gênée à l’idée de toucher son partenaire devant sa mère. Je lui avais proposé de laisser cinq centimètres entre leurs deux corps. Chaque année, on essaie de réduire ces cinq centimètres… » Si l’exemple d’Izeddiou peut surprendre, il est évident qu’au Maroc la danse contemporaine doit encore trouver sa place. Pendant le festival, on ne peut que s’émerveiller devant cette jeunesse qui aime danser passionnément à la nuit tombée. En 2023, la première édition du prix Taklif est une nouveauté. Parmi une vingtaine de propositions, un jury professionnel sélectionne treize projets marocains pour qu’ils présentent leurs travaux dans le festival. Certains reçoivent un chèque du ministère de la Culture, d’autres profitent de résidences dans des centres chorégraphiques belges ou français. Le but du festival de Marrakech est d’abord d’intégrer la dimension corporelle dans la société marocaine et d’ouvrir des chemins, des envies, des voyages, et cette première réussite saute aux yeux : donner à une jeunesse enthousiaste de la liberté et des moyens (le festival cherche toujours un lieu pérenne à Marrakech…).

Jeunesse de tous les pays 

A l’ESAV (Ecole supérieure des arts visuels), Said Ait El Moumen (Maroc) propose “Hor Thani, second zone citizen”, une chorégraphie autour du thème de la migration et de ses déchirements. Rituel contemporain, l’homme invoque le soleil par une danse-transe et attend fiévreusement une réponse. Si la proposition tourne un peu trop, dans la première partie, autour de la couverture de survie éclairée, symbole du soleil-espoir et de la misère qui brûle, la deuxième s’ouvre avec grâce dans une fragilité, quand le danseur déambule sur des talons-aiguilles, au milieu d’ampoules électriques, qui se balancent dans le vide. Daouda Keita (Mali, Brésil) a choisi de revenir sur les interdictions liées au virus avec “Ficksion”. Le plateau de l’Institut Français est plein de cartons, qui sont autant de boîtes dans lesquelles son corps de danseur est enfermé. Un peu encombré dans un discours (l’image de la scénographie prend le pouvoir sur le corps empêché), on aurait aimé le voir renverser les boîtes pour danser davantage, tant ce corps puissant peut s’exprimer sur scène sans artifice.

Dans les jardins de l’Institut Français, l’air est frais, la nuit est tombée, le ciel est dégagé. La performance in situ “Dyade” d’Angela Vanoni et de Mohamed Lamqayssi (Maroc) est douce et subtile : le duo se cherche, s’échappe, se retrouve, en invitant les spectateurs à venir danser avec eux, puis ils fuient au loin, pour aller danser tous les deux, sans même nous proposer de les suivre. On se souviendra de ce moment troublant, lorsque les spectateurs élus se demandaient s’ils devaient danser eux aussi, ou tout simplement rester à vue, exposés à nos regards ; un moment de suspension qui incarne toute la difficulté de l’esposition du corps dansant en public. Retour dans la boite noire du théâtre “Exponentielle” de Sanga Outarra (Côte d’ivoire). Le danseur propose un solo habité, même si le travail vidéo qui l’accompagne leste le spectacle sans y ajouter de sens. Cette courte forme révèle un danseur hors norme, doux, élastique et précis, qui envoûte la salle par sa présence et sa maîtrise.

La spiritualité de la transe

Pour le dernier jour du festival, “Par les temps pour le temps” de Said El Haddaji est présenté sur l’esplanade de l’Institut français. En plein soleil, cinq danseuses racontent la vie de femmes rencontrées par le chorégraphe dans les montagnes de l’Atlas. Hymne tragique au courage de ces corps pliés dans les champs qui se mettent soudain à danser. On retrouvera Said El Haddaji (son corps maigre est bouleversant d’énergie), ainsi que Mohammed Lamqayssi, Sanga Outarra, et cinq autres magnifiques danseurs dans “Hmadcha” de Taoufik Izeddiou. Et on n’oubliera pas les mouvements de jambes des danseurs, tendus comme le pas des chevaux, courant vers un grand drap blanc lumineux, qui semble les appeler au dépassement de soi. “Hmadcha” est ainsi la transe masculine d’une jeunesse marocaine qui se donne sans compter, en s’épuisant dans le désir fou de repartir constamment vers la lumière.

“On marche” est un festival qui poursuit sa route avec cohérence et force en s’appuyant sur la diversité des corps, des gestes et la joie du corps libéré par la danse dans les lieux dédiés comme dans l’espace public. Le public, plus nombreux chaque année, ne s’y trompe pas.