© Magali Dougados

En cinéma comme en théâtre, la veine documentarisante est, depuis quelques années, particulièrement régénérée et créative, comme si l’approche directe du réel obligeait à davantage de parti pris formel. La dernière création de Tiago Rodrigues, saisissante dans sa maîtrise dramaturgique, en est la brillante démonstration.

Les entretiens multilingues menés auprès de travailleurs de la Croix Rouge et de Médecins Sans Frontières à Genève révèlent combien la représentation des questions éthiques et intimes de l’action humanitaire pose problème : que faut-il montrer ou ne pas montrer, au risque du double bind d’une périlleuse indécence ? C’est dans le choix de se cantonner aux témoignages, intégrant la conscience aiguë de leurs propres limites, que se déroule le projet de Tiago Rodrigues, dont le titre polysémique est d’abord la mesure de l’impossible complexité des enjeux. Devant cette complexité, le choix est fait de ne rien nommer – ni les lieux, ni les personnes – et de laisser se dérouler l’abstraction universalisante de récits dont les détails s’avèrent, en contraste, d’une précision et d’une singularité qui n’appartiennent qu’à eux.

En épurant le dispositif scénique à une scénographie minimaliste mais puissante – d’immenses draps blancs bientôt tendus en une tente-linceul éminemment symbolique, et un percussionniste jouant en live au centre du plateau –, Tiago Rodrigues prend le risque de laisser planer toute l’ambiguïté du projet : qu’est-ce qui, au-delà d’une parole impérieusement émouvante et dont la puissance de réalité et de violence ne peut que conduire au saisissement, subsiste qui fasse théâtre ? C’est à ce point d’achoppement que se révèle son talent de metteur en scène : minutie de la direction d’acteurs, fluidité des enchaînements, élégance des contrastes narratifs, le tout s’opérant dans l’évitement du pathos. On ne cherchera pas ici à tenter d’analyser le sous-texte politique ou de démêler les contradictions inhérentes à une partie de l’action humanitaire, et l’univocité dramaturgique qui empile les récits pendant deux heures atteint une sorte de seuil de saturation de l’écoute. Mais c’est peut-être justement à ce point limite qu’il fallait arriver, comme une façon de rappeler que, dans l’intention empathique des luttes, pour agir il faut d’abord être capable d’entendre pleinement l’autre.

Le constat, porté par ces figures de l’humanitaire incarnées par quatre comédiens impeccables (avec, en point d’orgue, le fado poignant de Beatriz Brás), est évidemment terrible et cruel pour ses intercesseurs, condamnés pour la plupart à ne jamais complètement se remettre de la prise de conscience qu’ils ne changeront pas le monde. Cette violence cognitive, le travail percussif de Gabriel Ferrandini, qui ponctue et conclut – lourdement – le spectacle, la rappelle avec une certaine brutalité : ce dont on ne peut parler, il faut bien le taire. Le dispositif sonore, tout en échos métalliques, projette littéralement la résonance des mots dans les corps. Il est rare, comme spectateur, d’être autant tenu du début à la fin dans un état de suspension et de tension aussi vif, sans rien abdiquer devant une quelconque injonction éthique : du grand théâtre politique, en somme.