Retenir la langue de cette chapelle du Verbe qu’est la Comédie Française, proposer une forme encore plus silencieuse que ne l’étaient les voyages de Régy, tel est le programme doublement audacieux de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix.
Nous craignions que les acteur.rice.s du Français – loi de l’alternance oblige – allaient mobiliser dans cette expérience plus d’efficacité que de fragilité, plus de théâtralité que d’intériorité. Crainte évacuée : la direction de Lorraine de Sagazan alliée au protocole d’émondage dramaturgique de Guillaume Poix (des monologues intérieurs, d’abord écrits, se sont progressivement dissipés) induit une vraie densité des présences, une vibration constante des rapports et un plateau qu’on perçoit chargé par une vie profonde. Aussi le silence est-il d’or pour les interprètes : il produit une intranquillité émotionnelle et psychique, une autre manière d’être à la scène et avec les autres, une palpable réunion des âmes (formule de Maurice Maeterlinck), toutes égales face à la chose. Toutefois l’est-il moins pour les spectateur.rice.s.
Car après avoir diffusé, dans la première demi heure du spectacle, une imprécision stimulante, il semble comme dégonflé d’un coup lorsque tous les signes du théâtre (paroles soudaines comme indices vidéographiques, que les créateur.rice.s disent polysémiques mais qui nous paraissent trop allégoriques) convergent vers son explication. Matière alternative et énergisante d’un pur moment de théâtre, générateur d’une intelligibilité profonde et irraisonnée du réel, le silence devient alors l’illustration éloquente et psychologisante du drame familial. C’est un malentendu artistique qui in fine le paralyse : s’il est profondément actif comme espace de jeu, le silence demeure passif dramaturgiquement car Guillaume Poix l’envisage trop de son côté comme symptôme social et comme mystère finalement décorticable. Le silence, espace de l’éternité comme le rêvait Maeterlinck, s’empêtre ici dans la logique du temps et se fait compère de la parole : au lieu d’émettre des possibles, d’élargir le présent, il exacerbe et hyperbolise l’existant, au lieu de côtoyer la force inouïe des âmes il les raconte. Ouvert par le théâtre et refermé par le drame, épaissi et rétréci coup sur coup, ce silence conséquemment embourgeoisé n’est pas aussi radical qu’il le voudrait. Maurice avait raison : le silence authentique doit rester une « forêt qui n’a pas de racines. »